Aharon Appelfeld : une vie déracinée

A propos d’Histoire d’une vie

Aharon Appelfeld à l’âge de cinq ans

On invoque volontiers la musique pour caractériser le style d’un écrivain qui, à chaque roman, creuse son sillon. Qui n’a pas entendu parler de la “petite musique” de Céline, Modiano ou Duras, pour ne citer qu’eux? Aharon Appelfeld, lui, compose une mélodie en mode mineur. Son œuvre, loin d’être en demi-teinte, se distingue en effet par sa très grande sobriété qui va de pair avec une profonde densité, par sa concision obligée qui rend son écriture cristalline.

De Fumée (recueil de nouvelles, 1962) à Et la fureur ne s’est pas encore tue (2009), en passant par Le temps des prodiges,  Badenheim 1939 ou encore L’Immortel Bartfuss, un fil se tend, une ligne de vie, une somme de livres traversés par la même idée d’arrachement. Celui, terrible et définitif, provoqué par la déferlante nazie sur l’Europe qui a bouleversé son existence et continue à le poursuivre aujourd’hui. A l’origine de tous ses textes, il y a le drame personnel et collectif de la Seconde Guerre mondiale. Aussi raconte-t-il toujours la même histoire : le ghetto, la déportation, la fuite du camp, l’errance dans la forêt, la solitude, le silence. Sa propre histoire, en fin de compte, qu’il ne cesse de transformer comme une généalogie de soi à la fois rêvée et subie.

Histoire d’une vie est à ce titre exemplaire. Appelfeld prend le soin de dire « une » vie et non « ma » vie, par souci d’exactitude (il parle en tant que romancier, conteur, et non en tant qu’historien capable d’embrasser d’un regard extérieur l’étendue d’une vie) et pour donner une portée plus universelle (impersonnelle)  à son expérience singulière parmi d’autres.

Né en 1932 à Czernowitz, en Bucovine (l’Ukraine actuelle), dans la même rue que Paul Celan, il fait partie d’une famille bourgeoise de Juifs assimilés se considérant intégrés à l’intelligentsia européenne. Il a sept ans quand la guerre éclate, huit quand sa mère est assassinée et qu’il est déporté, neuf quand il s’évade du camp en courant dans la boue. Pendant trois ans, il survit dans les forêts ukrainiennes, caché comme un animal, avant de traverser l’Italie, trouvant refuge dans des camps de transit, puis d’embarquer en 1946 pour la Palestine, vers ce qui deviendra Israël.

Histoire d’une vie relate tout cela mais pas seulement. Il y est aussi question de sa formation à l’université Hébraïque de Jérusalem, de son apprentissage d’écrivain, de l’élaboration de sa poétique, fondée sur la contemplation et l’introspection. Et pourtant une fois que l’on a dit cela, on n’a rien dit. Ou si peu. Résumer ce livre à ces fragments épars qui constituent l’itinéraire d’Aharon Appelfeld n’épuise pas la richesse de cette « autobiographie » éclatée, écartelée entre l’Europe et Israël, diffractée entre un moi – l’auteur – et ses doubles – ses personnages à travers le destin desquels Appelfeld aborde encore et encore des zones de sa vie sous un angle différent. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une autobiographie mais d’une reconquête de soi et d’une quête existentielle. Il y a de fait autant d’altérité que de ressemblance entre l’auteur réel et son double dans ce matériau littéraire composé à partir d’une mémoire mouvante. Mais, faut-il le préciser, le vrai roman est comme « une autobiographie du possible » (Albert Thibaudet) et ceux d’Aharon Appelfeld sont là pour le rappeler.

A l’opposé d’un texte ancré sur de solides fondations, Histoire d’une vie part d’un déracinement. Le motif des racines le traverse d’ailleurs en filigrane. Sans doute parce que les racines symbolisent les liens familiaux, mais également parce qu’elles évoquent le souvenir des forêts où a s’est réfugié Appelfeld.

« Ce livre est une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine. »

Il s’appuie sur une mémoire sensorielle, c’est-à-dire une mémoire qui repose avant tout sur le corps.

 « Plus de cinquante ans ont passé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cœur a beaucoup oublié, principalement des lieux, des dates, des noms de gens, et pourtant je ressens ces jours-là dans tout mon corps. Chaque fois qu’il pleut, qu’il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp, ou dans les forêts qui m’ont abrité longtemps. La mémoire, s’avère-t-il, a des racines profondément ancrée dans les corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur. »

Quand la mémoire effective fait défaut – un leitmotiv chez cet auteur –, quand les traces ont disparu, c’est le corps qui prend le relais.

« Je dis : « Je ne me souviens pas », et c’est la stricte vérité. Ce qui s’est gravé en moi de ces années-là, ce sont principalement des sensations physiques très fortes. »

Cette idée est d’autant plus prégnante que les mots eux-mêmes manquent ou sont marqués du sceau de la suspicion. A cela trois grandes raisons. Tout d’abord, car pendant la guerre parler pouvait amener à se trahir et le repli dans le silence, l’écoute et la contemplation furent des alternatives de survie. « Ce n’était pas les mots qui parlaient, mais le visage et les mains. » Ensuite parce qu’Appelfeld, en quittant son pays, a dû changer de langue, apprendre l’hébreu, sa « seconde langue maternelle », ainsi que le yiddish pour renouer avec le monde disparu de ses grands-parents. Enfin, lorsque se pose la question du témoignage, comment les mots n’apparaissent-ils pas superflus devant l’impensable ? Comment le lien logique entre la chose et le mot peut-il même être maintenu ? Au lieu d’aller dans le sens de la libération d’une parole qui s’épanche comme ce fut le cas dans les années 1946-50, « années très bavardes » qui, comme il le remarque, n’ont pas évité l’écueil de l’idéologie et des clichés, Appelfeld préfère mener son travail d’écrivain avec un sens de la mesure et de la pureté.

« J’ai rapporté de là-bas la méfiance à l’égard des mots. Une suite fluide de mots éveilla ma suspicion. Je préfère le bégaiement, dans lequel j’entends le frottement, la nervosité, l’effort pour affiner les mots de toute scorie, le désir de vous tendre quelque chose qui vient de l’intérieur. Les phrases lisses, fluides, éveillent en moi un sentiment d’inadéquation, un ordre qui viendrait combler un vide. »

Il refuse les grands effets tout comme il refuse de porter l’étiquette d’écrivain de la Shoah, car il ne peut pas à lui seul comprendre totalement cette tragédie dans l’histoire de l’humanité. Primo Levi a très justement noté : « Parmi nous, les survivants, les écrivains, Aharon Appelfeld a su trouver un ton unique, irréversible fait de tendresse et de retenue. »

Nourrie par son expérience fondatrice, son écriture suggère plus qu’elle ne montre, nous épargne le sentimentalisme convenu ou la description frontale des atrocités, s’attache au contraire à rendre perceptible l’étrangeté du monde dans la continuité de Kafka, l’un de ses modèles en littérature avec Proust et Tchekov. Stylistiquement, son écriture est influencée par la Bible, pour sa langue, l’hébreu, ses phrases courtes qui ne donnent pas de longues descriptions ou explications. Ses romans tendent en effet vers la parabole et comprennent une composante religieuse. La vie intérieure reste sa grande préoccupation, plus que la vie politique et le conflit israélo-palestinien sur lesquels il s’exprime discrètement, contrairement à Amos Oz ou David Grossmann. L’aspiration à donner un sens à sa vie reste le grand enjeu de son œuvre, qui n’en a pas fini de revenir dessus.

Une dernière citation de Philip Roth qui a contribué à faire reconnaître cet auteur en France, grâce à son livre Parlons travail : « Appelfeld est l’auteur dépaysé d’une littérature elle-même dépaysée et il a fait de cette désorientation un sujet qui n’appartient qu’à lui. »

2 Responses to Aharon Appelfeld : une vie déracinée

  1. cathe says:

    Voilà en effet un livre magnifique à faire découvrir encore et encore, un témoignage bouleversant et une leçon de vie !

    • mabooklist says:

      A mon sens, tous les livres d’Appelfeld forcent le respect : si courts soient-ils, leur densité et leur profondeur font qu’on peut les lire et les relire sans les épuiser totalement. C’est là la marque de la littérature, la vraie.

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