« La Gifle » de Christos Tsiolkas fait vaciller le modèle australien (et le nôtre)

Comment une simple gifle peut-elle ébranler une communauté et lever le voile sur les contradictions et les tabous d’un pays tout entier ? Telle est la question au cœur du roman de l’Australien Christos Tsiolkas, qui met au jour les pulsions tristement humaines de ses compatriotes. Intolérance, racisme ordinaire, délation, repli sur soi identitaire… Les contrecoups majeurs de cette claque mineure se révèleront d’une violence insoupçonnée. Et le cliché d’une société multiculturelle fondée sur l’immigration n’y résistera pas.

Sans mauvais jeu de mots, ce livre a déclenché un véritable tsunami. Par son accueil auprès des critiques et du public : c’est devenu un best-seller international, couvert de récompenses (dont le prix des écrivains du Commonwealth, en 2009), encensé dans son pays où il a même provoqué un débat de société sur le droit ou non de corriger l’enfant d’un autre. Par la gifle qui lui donne son titre : celle qui prouve qu’en fin de compte il ne suffit pas de grand-chose pour que tout l’édifice social – reposant sur des apparences harmonieuses – se trouve durablement déstabilisé. Cette gifle est portée par un père de famille au fils d’un autre. Un petit morveux de trois ans, capricieux et tyrannique, qui menaçait d’une batte de base-ball le propre garçon du gifleur. Elle intervient lors d’un banal barbecue entre proches, collègues et amis, dans la proche banlieue de Melbourne. Méritée, elle va pourtant semer la discorde entre ce groupe d’adultes qui va se diviser en deux. Il y a ceux qui s’indignent d’un tel geste – les parents en premier lieu, qui vont porter plainte et appeler la police – et ceux qui l’approuvent. Question de point de vue.

Dans son troisième roman, le premier à être traduit en français, Christos Tsiolkas raconte le basculement d’un monde. Né en 1965, cet auteur d’origine grecque, connu pour ses récits mêlant drogue, alcool et sexe, porte un regard sans concessions sur une Australie en pleine déliquescence et perte des valeurs. Ici, il orchestre huit voix, huit narrateurs qui incarnent une facette de la mosaïque australienne : les immigrés grecs, les prolos blancs, l’aborigène converti à l’islam, la femme juive qui assume de choisir des amants plus jeunes, l’adolescent homosexuel… Si le métissage est accepté, les tensions qui existent entre les skips (Australiens de souche) et les wogs (littéralement « nègres », terme péjoratif utilisé par les Australiens blancs pour désigner les descendants d’émigrés non anglo-saxons) sont prêtes à resurgir au moindre conflit. L’autre nom de cette violence : le retour du refoulé. La gifle qui met le feu aux poudres entraîne dans son sillage une cascade de frustrations et de peurs nées des différences ethniques, de classes, sexuelles, générationnelles… Sous le vernis, éclatent les pulsions les plus basses : on méprise celui qui nous vole la place, on envie sa réussite matérielle, on craint d’être humilié par une émission de télé-réalité, on redoute par-dessus tout le qu’en dira t’on.

Dialogue entre Harry, le père qui a giflé le petit Hugo, et Andrew, son avocat :

A Curren Affair [une émission australienne de télé-réalité, ndt] ne parlera pas de toi. Pas assez de matière. T’es pas assez taré. Si tu veux qu’on te voie chez eux, envoie-le à l’hosto, la prochaine fois.
[…]
Je ne crois pas vraiment que ça les ait surpris, tes voisins. Ils devaient s’y attendre, depuis que les métèques ont débarqué dans le quartier…
« Connard d’avocat avec tes sarcasmes débiles. Tu mériterais que je te bute, enculé de ta mère. »
— J’essaie de te faire comprendre pourquoi Sandi a les jetons, pourquoi on est tellement à cran. Ça m’a pris des années de construire cette maison. Et ce loubard de merde, ce fumier d’Australien dégénéré veut nous foutre en l’air ! Pourquoi on me demande de comparaître ?

Tsiolkas n’est pas un styliste. Directs, percutants, les mots sont là pour faire mal et dénoncer les mesquineries, les hypocrisies et la bien-pensance. Dans ces presque 500 pages de dialogues et de monologues intérieurs, tout n’est pas passionnant, loin s’en faut. Quelques longueurs pourraient allègrement être supprimées. Mais la comédie humaine qui en ressort atteint son but : remettre tour à tour chaque personnage en question. Bousculer le lecteur, l’inviter à revoir ses positions, à reconnaître ses préjugés. Non pas par relativisme bon enfant, mais par honnêteté intellectuelle.

Tsiolkas n’est pas un moraliste. Chez lui, rien ne ressemble au juge qui pointe un doigt accusateur vers le banc des accusés. Il laisse agir ses personnages sans les juger, il les observe comme des rats de laboratoire. Il s’amuse à brosser à gros traits les excès de l’ordre moral auquel il oppose les « bienfaits » des paradis artificiels (haschich, LSD, cocaïne).

De psycho-sociologique qu’il était, le roman de Tsiolkas devient un témoignage universel sur les dérives de nos sociétés occidentales aliénées par la consommation, le paraître, la célébrité, et la liberté individuelle érigée en droit divin au détriment de la vie en groupe. La déresponsabilisation des adultes fait jeu égal avec celle des enfants. Si bien que les parents n’en sont pas moins terribles que leurs rejetons. 

  • Christos Tsiolkas, la Gifle, Belfond, 2010.

One Response to « La Gifle » de Christos Tsiolkas fait vaciller le modèle australien (et le nôtre)

  1. Style says:

    Pour ce qui est des longueurs, j’aurais bien aimé – au contraire – quelques chapitres/personnages de plus.
    🙂

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