La nuit, je rêve…

La photographie nous permet d’être voyeur, sans risque ni culpabilité. Cette sensation de regarder par le trou de la serrure prend toute sa force dans la série « Inside Views » de Floriane de Lassée. Nocturnes, les images saisies en surplomb depuis les toits d’immeubles de grandes villes (New York, Tokyo, Shanghai, Paris, Istanbul) offrent un point de vue presque irréel sur un paysage quotidien qui, de jour, semblerait banal. Au milieu de l’architecture en pleine mutation (impersonnelle quand elle court après le gigantisme) se dessinent des carrés de lumière, fenêtres dévoilant des intérieurs et des scènes de vie. Tour à tour sensuelles, inquiétantes et paisibles, ces photos laissent libre cours à toutes les interprétations possibles. Comme pour un rêve.

  • Floriane de Lassée, Inside Views, Nazraeli Press, 2009.

Vague à l’âme : « Le Quart » de Nikos Kavvadias

Tous ceux qui sur la mer avec moi ont peiné
me voient en vieux salaud, qui jamais ne s’allonge
dans le lit d’une femme, et que la coco ronge.
Malheureux ! S’ils savaient, ils m’auraient pardonné…

                       Nikos Kavvadias, extrait de « Marabout »

Le marin et poète grec Nikos Kavvadias (1910-1975) a fait un détour par la prose le temps d’un unique roman, Le Quart. Nourri par son expérience sur les mers lointaines, ce livre inoubliable raconte crûment l’errance de l’équipage du Pythéas, « cargo de cinq milles tonnes, standard de la première guerre mondiale » en route vers l’Extrême-Orient. Une histoire d’hommes qui donnerait la nausée aux féministes les plus engagées.

De sa vie, Nikos Kavvadias a fait une œuvre. Pas seulement en la relatant par le biais de la fiction, mais en y consacrant chacun de ses écrits. Il n’a pourtant laissé que peu de textes*, au grand regret du traducteur Michel Volkovitch qui dresse rapidement le bilan : « trois minces recueils, cinquante-deux poèmes écrits sur plus de quarante années, soit une page et demie par an ». Et un récit à tiroirs, le Quart, dont on se dit, une fois refermé et digéré, qu’il ne fait pas si bon être bercé par son roulis.

Qu’est-ce que ce livre, en effet, sinon une transposition moderne et terriblement désabusée de l’Odyssée ? Dimension épique, pittoresque, progression tragique, gâtée comme un fruit trop mûr. Alternance de passages narratifs et de passages réflexifs où une voix commente l’action tel un chœur antique. Nous sommes chez Homère, sauf qu’Ulysse ne revoit pas Ithaque. Le retour n’a pas lieu. La force d’attraction de la mer, cette ligne de fuite vibrante de promesses et de tous les possibles lorsqu’on a vingt ans, n’a pas de limites. Qu’importe alors si elle incarne l’enfer ici-bas (« Pour nous autres marins, il n’existe pas d’enfer dans l’autre monde. Nous le vivons dans la ferraille, dans cette vie. Nous sommes pardonnés, quoi que nous fassions, avant qu’on nous pardonne »). On ne la quitte pas impunément (« Le pire des reniements, le plus grand désespoir est de jeter l’ancre dans son pays et de vivre de souvenirs »). Elle représente l’horizon des hommes ayant pris le large, qui pour fuir une femme, qui pour fuir la « Vieille Europe au cul défoncé ». Parmi eux, on trouve une galerie de portraits étonnants : Gérasimos, le capitaine, Polychronis, le timonier, Diamandis, le pilotin, Nico, le radio, double de l’auteur lui-même. Dans sa préface, Olivier Rolin souligne bien la parenté qui existe entre le radio, « celui qui capte la parole du monde, confuse, crépitante de parasites, celui qui transmet au monde les demandes d’aide, les appels au secours », et le poète. Par chance, Kavvadias était les deux.

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Illusion d’optique

Les Plumes d’Éros reprend les écrits érotiques de Bernard Noël, poète, mais aussi romancier, polémiste, sociologue, historien, critique d’art. S’étalant sur près de cinquante ans, ces textes (récits, discussions, poèmes…) fouillent le rapport qu’entretient le corps avec les mots – depuis qu’adolescent, Bernard Noël eut la conviction que du corps, il pouvait extraire « la seule transcendance véritable, celle que développe la langue ». Ils témoignent d’une forme de résistance consistant à dévoiler le leurre de la liberté d’expression quand elle est dévoyée par le pouvoir qui l’utilise à son profit. « L’érotisme comme entraînement à la résistance politique : cela remonte aux Libertins, qui n’en furent sans doute pas les inventeurs… »

« Tout cela est idéal. D’ailleurs, tout ce qui nous leurre avec des apparences est idéal, si bien que les médias, au bout du compte, ne sont qu’un idéalisme pratique qui a su détourner au profit du commerce ou du pouvoir des vieilles fumées célestes de la religion. Comment reprendre corps au milieu de cette invasion de fantasmes ? J’ai cru que l’écriture ranimait la perception, que son trajet était inséparablement lié à l’éveil d’une conscience charnelle, bref, qu’elle pouvait provoquer une ré-incarnation… Le problème est que l’écriture se dédouble, et le fait traîtreusement, elle qui intensifie la présence puis, tout à coup, installe l’absence sous les mêmes espèces.

Cependant, et pour cette raison qu’à l’instant où elle court sur la page et vous y projette à l’extérieur, vous la sentez déployer son mouvement à l’intérieur de vous, l’écriture est aussi un entraînement à déleurrer les leurres. Le dédoublement, qui suscite un perpétuel passage de telle qualité à son contraire, est en soi une expérience de l’altérité, mais difficile à supporter parce qu’il n’est pas confortable de vivre l’autre en solitude et, par exemple, de trouver une simple vapeur à l’endroit où l’on avait déposé du corps. »

Extrait des Plumes d’Éros

  • Bernard Noël, les Plumes d’Éros, éditions P.O.L., 2010.

Photos de Miroslav Tichý.

« Une langue venue d’ailleurs » : Akira Mizubayashi entre deux rives

Bien plus qu’une déclaration d’amour à la langue française, ce récit autobiographique d’un Japonais épris de Rousseau et de Mozart est un hymne au savoir, à l’apprentissage et à la pensée de l’Autre. On peut aussi y lire en filigrane, sous la plume limpide et élégante de son auteur, un message politique contre la corruption des mots et le mensonge, bref contre la perte du sens du monde moderne.

Ni totalement japonais, ni totalement français, Akira Mizubayashi demeure un étranger
où qu’il se trouve
et le revendique : « Je ne peux pas ne pas croire à la force salutaire de l’étrangéité. »


Renaître dans une autre langue, quelle folie !
C’est un travail de longue haleine, jamais assuré d’un coup, un projet de vie qui condamne à devenir un étranger partout. Un jeu de patience où l’on gagne autant qu’on perd. Akira Mizubayashi en sait quelque chose, lui qui s’est soumis volontairement à une discipline de fer pour « habiter » le français, sa « langue paternelle » qu’il parle sans la trace du moindre accent. Cette ascèse, il l’a pourtant vécue comme une libération.

Le déclic s’opère en 1968, lorsqu’à dix-huit ans, il prend brutalement conscience du désenchantement de sa langue. Il n’entend, dans les phrases simplistes des revendications étudiantes, que des symptômes du conformisme et du consumérisme ambiants. Il dénonce l’« insoutenable légèreté des mots » répétés jusqu’à la nausée. Il relève l’avènement de l’inflation linguistique : « des paroles désubstantialisées flottaient autour de moi comme des méduses en pullulement. Partout il y avait de la langue, de la langue fatiguée, pâle, étiolée. (…) C’étaient des mots qui ne s’enracinaient pas, des mots privés de tremblements de vie et de respiration profonde. Des mots inadéquats, décollés. » Pour le jeune homme solitaire, amoureux des Lumières et de la littérature, objet qui tend vers le silence, ce bavardage vain, ce détournement du langage lui est insupportable. Il étouffe, se sent l’otage d’un mensonge généralisé, d’un « déficit de vérité qui frappait le japonais ». Son malaise s’inscrit donc dans le contexte plus politique et philosophique de ce qu’il appelle le « divorce de l’être et du paraître ».

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Les exercices de style de Joyce Carol Oates

« Wild Nights – Wild Nights ! / Were I thee… Wild Nights should be / Our Luxury ! » *

« Folles nuits – Folles nuits ! / Si j’étais avec toi… De Folles nuits seraient / Notre volupté ! »

Emily Dickinson

Imaginant les derniers jours de cinq monstres sacrés de la littérature américaine, se réappropriant pour chacun leur univers et leur écriture, Joyce Carol Oates exécute de savoureux exercices de style et invente un nouveau genre : le faux pastiche biographique.

Edgar Allan Poe n’est pas mort à Baltimore mais sur une île déserte et hostile de l’océan Pacifique, en gardien de phare rongé par la solitude et de terribles hallucinations. C’est du moins l’hypothèse de Joyce Carol Oates dans « Poe posthume ; ou Le Phare », la première des cinq nouvelles de son recueil Folles Nuits. Dès lors, nous voilà prévenus : ce qui se joue dans ces pages fantastiques, fantasques, ironiques, c’est moins la quête de la vérité attestée dans les ouvrages universitaires qu’une démonstration sans appel des pouvoirs infinis de la littérature pour éclairer le sens d’une vie.

Avec la liberté propre aux écrivains, Oates entrelace le réel et la fiction, tentant d’expliquer l’un par l’autre. Puisant dans les archives tel un historien et dans les œuvres tel un critique, elle recompose les ultimes pensées, émotions, soubresauts de l’âme, avant le passage à trépas, de personnalités hors normes, marquées dans leur chair par une faille et dont le destin tragique touche plus la nuit que le jour : Edgar Poe, Emily Dickinson, Mark Twain (de son vrai nom Samuel Langhorne Clemens), Henry James et Ernest Hemingway. A travers ces exercices d’admiration décalés car s’autorisant écarts et impertinences, elle s’acquitte à sa façon de sa dette qui consiste à rendre hommage à ces aînés qui l’ont initiée à l’écriture, qui ont probablement nourri son œuvre selon un double mouvement pendulaire de découragement et d’éclosion d’un style à soi.

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« Essential Killing », le chemin de croix d’une bête traquée

L'affiche américaine du film.

Instinct de survie, retour à l’animalité, parcours christique : le dernier film du cinéaste polonais
Jerzy Skolimowski invite à un radical dépaysement.
Avec pour « héros » un taliban fugitif, mutique et désorienté, marchant droit vers la mort.

Peut-être faudrait-il voir ce film sans en rien savoir à l’avance. Pousser la porte d’une salle de cinéma, se laisser envelopper par l’obscurité et le silence, faire le vide avant que ne surgissent devant soi les premières images captivantes d’Essential Killing. L’expérience sensorielle n’en sera que plus intense. Elle commence par le survol en hélicoptère d’un vaste désert. Bruit des hélices, voix off indiquant leur position à trois soldats américains évoluant dans les boyaux d’un canyon à la recherche d’un homme en fuite. Un taliban ? Un terroriste ? Tout le laisse supposer sans que pour autant jamais le voile ne soit levé sur l’identité de cet ennemi pourchassé. Capturé après avoir tué les trois soldats d’un tir de lance-roquettes, il est transféré quelque part en Europe de l’Est, vers une prison secrète de la CIA, un camp qui rappelle celui de Guantánamo. Mais là encore, la perte des repères est totale. Aboiements de chiens surexcités, pieds et mains enchaînés, combinaisons orange, sacs en toile de jute sur la tête, interrogatoire, torture… Avec un sens aigu de la parcimonie et des détails, Jerzy Skolimowoski nous projette en quelques instants dans la peau du prisonnier et nous donne à sentir les réactions primaires que sont la peur face à l’inconnu, l’enfermement, l’incompréhension, le mutisme. Nous ne saurons pas quel est le crime dont il est accusé, quelle est sa nationalité (probablement afghane), quel est l’endroit vers lequel il est convoyé de nuit avec d’autres détenus, sur une route enneigée où le véhicule subitement dérape… L’occasion pour lui de s’échapper et de s’enfoncer dans la forêt, un piège à ciel ouvert. La chasse à l’homme est lancée.

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Ritsos, les mots pour conjurer les silences et les pierres

Pendant ses années de déportation (entre 1948 et 1950) sur les îles de Limnos et Makronissos, le poète grec Yannis Ritsos notait ce qu’il vivait au quotidien sur des petits carnets ou des paquets de cigarettes qu’il cachait ensuite dans des bouteilles scellées, avant de les enterrer. Y sont consignées, dans une langue simple et sans effets virtuoses, la violence insidieuse et l’horreur crue de ce « Temps de pierre », voué à la solitude, à la soif, à la maladie et aux rats, où survivre devient le « fruit amer de la nécessité ».
Ritsos enregistre tant bien que mal le réel, les « miettes du rien », avec cette urgence de graphomane rattrapant les mots fuyants et clandestins. Il s’interroge sur l’absurdité de sa condition et de celles de ses compagnons, évoque un univers qui ressemblerait presque au nôtre avec ses objets familiers (verre, lampe, table, chaise) et sa nature qui rappelle le cycle des saisons (« où sont passées les corbeilles de raisin ? ») et la course du temps (« J’ai planté un arbre. Je le ferai grandir. / Quoiqu’il arrive, je ne reviens pas en arrière »), n’était la présence hallucinante du vide où les mots ricochent et résonnent, où « le son qui nous lie un instant hors de la solitude / pour nous séparer encore sans dire bonne nuit » est le plus fort.
Empreints d’espoir et de lassitude, de révolte et de résignation, ces « croquis » témoignent des corps meurtris dans leur chair (« Les hommes travaillent autant qu’ils endurent / et ils endurent plus qu’ils ne le peuvent. / Nous porterons des pierres / nous couperons du bois / nous nettoierons les cabinets. / Et moi tout autant »), et de l’expérience de l’inexplicable. N’oublions pas que, pour Ritsos, la poésie « se meut dans le champ de la découverte, pour ainsi dire, apocalyptique ».

12 novembre

L’après-midi, nous avons porté des pierres. Travail rapide
de main en main. Le soleil hivernal ;
les barbelés ; les cruches ; le sifflet du gendarme.
Ici finit le jour. Le soir est frais.
Rentrons plus tôt. Mangeons notre pain.
Bon travail, camarades, travail facile
de main en main. Tout n’est pas si facile
le reste ne va pas de main en main. Cela se voit,
même si le visage ne change pas beaucoup. Cela se voit
à l’entaille entre les sourcils
à la bouche ouverte sans parler
au silence avant le souper et même
aux deux doigts qui remontent la mèche de la lampe.

A la fin du repas, les assiettes restent sales
les rats montent sur la table
la lune pose son menton contre les barreaux.
Tout s’arrête comme la montre du tué.
La main prête à serrer quelque chose qui se déplie sur le genou.
Le coupe-ongles n’avance pas –
l’ongle est dur. Et on ne peut même pas se fâcher.
La chaleur est reportée. La voix et le silence sont reportés.
Allumer une cigarette vers minuit, cela seul
met un point inopportun à tout ce qui est resté inachevé.

  • Yannis Ritsos, Journal de déportation, Ypsilon éditeur (édition bilingue), 2009.

« L’oscure clarté qui tombe des étoiles » (sur l’étrange Odilon Redon)

Cette citation de Corneille se prête si bien aux « noirs » du peintre Odilon Redon, qui, à contre-courant de l’impressionnisme, s’est adonné aux gravures et lithographies pendant une quinzaine d’années avant d’opérer sa révolution copernicienne avec l’explosion des couleurs et la technique du pastel. C’est pourtant le fusain qui a donné corps aux visions oniriques les plus troublantes de l’artiste et ouvert la voie à la seconde « période » de son œuvre, éclatant d’une sérénité spirituelle retrouvée. A travers le fusain, « cette matière quelconque qui n’a aucune beauté en soi », le précurseur de l’exploration de l’inconscient et du surréalisme recherchait le clair-obscur et l’invisible, dans le sillage de ses aînés Rembrandt et de Vinci. Une démarche tâtonnante, mystérieuse, où monstres, chimères, cyclopes, têtes coupées, anges déchus et surtout l’œil omniprésent font songer à ces mots d’un autre poète, Baudelaire, dont il « illustra » (ou plutôt interpréta) les Fleurs du mal :

« Le mélange du grotesque et du tragique est agréable à l’esprit comme les discordances aux oreilles blasées », Charles Baudelaire, Fusées.

Thomas Bernhard honoré malgré lui (« Mes prix littéraires »)

Il ne détestait rien tant que les honneurs et son pays. Pourtant Thomas Bernhard fut gratifié d’une dizaine de récompenses par l’État autrichien. Ce qui ne l’empêcha pas de ramasser l’argent qui va avec et de fustiger joyeusement la mascarade et la vanité des distinctions littéraires. Un jeu de massacre jubilatoire qui eut son revers : non seulement les textes en question, féroces et incorrects, restèrent dans les tiroirs de l’écrivain longtemps après sa mort, mais pour les écrire, celui-ci fut forcé de se plier au jeu des conventions sociales alors qu’elles lui répugnaient. Le prix à payer en somme.

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« La Gifle » de Christos Tsiolkas fait vaciller le modèle australien (et le nôtre)

Comment une simple gifle peut-elle ébranler une communauté et lever le voile sur les contradictions et les tabous d’un pays tout entier ? Telle est la question au cœur du roman de l’Australien Christos Tsiolkas, qui met au jour les pulsions tristement humaines de ses compatriotes. Intolérance, racisme ordinaire, délation, repli sur soi identitaire… Les contrecoups majeurs de cette claque mineure se révèleront d’une violence insoupçonnée. Et le cliché d’une société multiculturelle fondée sur l’immigration n’y résistera pas.

Sans mauvais jeu de mots, ce livre a déclenché un véritable tsunami. Par son accueil auprès des critiques et du public : c’est devenu un best-seller international, couvert de récompenses (dont le prix des écrivains du Commonwealth, en 2009), encensé dans son pays où il a même provoqué un débat de société sur le droit ou non de corriger l’enfant d’un autre. Par la gifle qui lui donne son titre : celle qui prouve qu’en fin de compte il ne suffit pas de grand-chose pour que tout l’édifice social – reposant sur des apparences harmonieuses – se trouve durablement déstabilisé. Cette gifle est portée par un père de famille au fils d’un autre. Un petit morveux de trois ans, capricieux et tyrannique, qui menaçait d’une batte de base-ball le propre garçon du gifleur. Elle intervient lors d’un banal barbecue entre proches, collègues et amis, dans la proche banlieue de Melbourne. Méritée, elle va pourtant semer la discorde entre ce groupe d’adultes qui va se diviser en deux. Il y a ceux qui s’indignent d’un tel geste – les parents en premier lieu, qui vont porter plainte et appeler la police – et ceux qui l’approuvent. Question de point de vue.

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L’Afrique du Sud dans l’objectif de David Goldblatt : entre violence et rédemption

Soixante ans d’une nation, l’Afrique du Sud, et d’une ville, Johannesburg, divisées par les fractures raciales, sociales, urbaines. Le photographe David Goldblatt est la mémoire d’un monde toujours meurtri, même après la fin de l’Apartheid. Jusqu’au 17 avril, une exposition retrace son œuvre à la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris. 

Sur Eloff Street, Mai 1966. Copyright David Goldblatt Courtesy Marian Goodman Gallery, Paris.

« La photographie m’a aidé à résoudre ce dilemme : vivre dans ce pays où émigrer ». Le pays dont parle David Goldblatt, c’est l’Afrique du Sud, où ses grands-parents lituaniens, fuyant les persécutions contre les juifs, trouvèrent refuge en 1892. Un pays miné par la violence. Officiellement, l’Apartheid a disparu en 1994 et n’est plus qu’un mauvais souvenir. Dans les faits et les mentalités, il résiste avec la malignité d’une maladie contagieuse. Ses effets délétères affectent à la fois les rapports humains et l’aménagement du territoire. Malgré cet héritage pesant, David Goldblatt a choisi de ne pas quitter sa terre natale. À quatre-vingts ans, il la photographie toujours, portant sur elle un regard engagé et tendre. Au fil du temps, il a ainsi édifié un panorama cohérent, tant sur le fond que la forme, de sa ville, Johannesburg, et de ses habitants, marqués au fer par la ségrégation. Sa grande fresque sociale, qui rassemble riches et pauvres, bourreaux et victimes, ausculte les transformations d’un monde dont il sait diagnostiquer et révéler sans fard les plus sourdes contradictions et angoisses. De 1948 (instauration de l’Apartheid) à nos jours, des terrains vagues aux cellules de prison, des lotissements résidentiels ultra protégés aux townships insalubres, il décrypte les liens évidents entre la criminalité et l’urbanisme. Avec la conviction que rien n’est gratuit, que la montée en flèche de l’insécurité s’explique par le clivage constitutif de la société sud-africaine. Une réalité tenace ; l’utopie de la « nation de l’arc-en-ciel » a échoué à en inverser le cours.

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Enrique Vila-Matas et son horreur des aéroports

Dans son Journal volubile, écrit de 2005 à 2008, Enrique Vila-Matas décrit le monde qui l’entoure à travers le filtre puissant de la littérature, comme si celle-ci suppléait au vide et à l’absurdité du réel. À mi-chemin entre l’essai et la fiction, son récit vagabonde allègrement d’une expérience cocasse à une autre plus métaphysique ou plus sombre. L’ensemble de ce collage intime forme un tout volubile où l’auteur espagnol narre ses voyages, ses amitiés, ses déceptions au rang desquelles la bêtise consumériste et l’ignorance contagieuse tiennent la première place.

Voici ce qu’Enrique Vila-Matas note sur les aéroports, en juillet 2007. Comme toujours, ses obsessions renvoient à ses écrivains fétiches.

Chaque fois que je passe au contrôle des passagers, je me remémore le Procès de Kafka pour ne pas perdre mon sang-froid : « — Mais je ne suis pas coupable, dit K. C’est une erreur. Comment un homme peut-il être coupable, de toute façon ? Nous sommes tous des êtres humains ici, l’un comme l’autre. — C’est vrai, dit l’ecclésiastique, mais c’est ce que disent tous les coupables. »

(…)

L’enregistrement à l’aéroport exige, par ailleurs, d’être présent si longtemps à l’avance qu’il vaudrait mieux parfois y passer la nuit, ce qui m’incite à penser que les discothèques ne tarderont pas à devenir un nouveau commerce des terminaux aériens. À la peur de rater l’avion à cause de la lenteur de l’enregistrement – toujours aggravée par quelque crétin qui n’a pas rempli les formulaires avant de se présenter au comptoir – s’ajoute le contrôle policier et, celui-ci fini, après qu’on s’est rhabillé, à condition qu’il n’y ait pas de grèves des fameux techniciens de surface ou des pilotes, arrive l’horreur de l’embarquement, qui ne signifie pratiquement jamais l’accès direct à l’avion et nous met entre les mains d’un chauffeur de bus qui a oublié de faire fonctionner l’air conditionné et, tant qu’il y est, s’amuse à piler ou à faire des embardées pour mortifier les voyageurs.

Quand je vois la confusion qui règne dans les aéroports et toutes ces brutales files de gens qui attendent, je pense inévitablement à Louis-Ferdinand Céline : « Des vagues incessantes d’êtres inutiles viennent du fond des âges pour mourir tout le temps devant nous, et cependant on reste là, à espérer des choses… »

  • Enrique Vila-Matas, Journal volubile, Christian Bourgois, 2009.

En finir avec l’ego des écrivains (Chevillard et son hérisson)

Mêlant l’érudition parodique, le bestiaire et la réflexion littéraire, Du hérisson se présente comme une fiction inclassable qui a pour sujet le livre en train de se faire et de se défaire. Dans ce roman tout en digressions, Éric Chevillard dégomme avec humour et poésie la figure de l’« écrivain-tripier », ce commerçant névrosé de l’intime.

Avis aux écrivains qui ont un lourd secret – de préférence familial et honteux, histoire de se mesurer aux tragédies grecques – à confier. Ne pensez pas vous en sortir grâce à un livre-déversoir expliquant par le menu l’état des choses. Ne croyez pas faire d’une pierre deux coups : vous libérer, en livrant en pâture le récit hargneux de ce secret trop douloureux et trop lourd pour vos frêles épaules, et faire un cadeau aux lecteurs sous prétexte de leur apporter un quelconque enseignement. Ces derniers vous en seront reconnaissants. Adoptez plutôt la méthode Chevillard : son hérisson « naïf et globuleux » est le parfait remède à vos pulsions introspectives, tatillonnes, faussement repentantes. N’ayez crainte, ce petit mammifère vous veut du bien. Prix modique. Succès assuré.

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Le songe d’une nuit illuminée

A quoi rêvent les artistes ? Cette question qui en contient mille autres a poussé Antonio Tabucchi à imaginer ce qui pouvait habiter les nuits de Villon, Rabelais, Ovide, Tchekhov, Pessoa, Maïakovski, Goya… La liste est longue. Exercice d’un genre particulier, à la fois hommage et possible clé d’interprétation d’un destin, dont on ne sait au fond s’il ne renseigne pas davantage sur son auteur que sur ceux dont il sonde les improbables songes. En guise d’introduction, l’écrivain italien, modeste, prévient : ce ne sont là « que de pauvres suppositions, de pâles illusions, d’improbables prothèses », mêlant bribes biographiques, fantasmes rétrospectifs et aspects de la création des artistes convoqués. Que fait par exemple le Caravage sous la plume spéculative de Tabucchi ? Dépeint dans les bras d’une prostituée qui ronfle, il dort. Ce n’est pas encore le peintre de renom qu’on connaît, mais un joueur attablé dans une taverne (semblable à ceux qu’il a peints à ses débuts), et qui voit en songe le Christ, le doigt pointé sur lui, avec des exigences de marchand de tableaux.

Le Caravage, "Les Tricheurs" (détail), v. 1594-1595, Fort Worth (Texas), Kimbell Art Museum

« Lorsque Dieu le visita, il était en train de blasphémer le nom du Christ, et il riait. »

  • Antonio Tabucchi, Rêves de rêves, Gallimard, Folio, 2007.

Ces vertiges du moi qui eurent raison du poète Mário de Sá-Carneiro

Toute l’œuvre de Mário de Sá-Carneiro (1890-1916) s’écrit contre et à partir de son identité perdue, retrouvée, reperdue. Le poète courait après sa propre image en fuite. Hypersensible à la vacuité et transporté par un idéal inaccessible, il mit fin à ses jours à l’âge de vingt-six ans, après avoir revêtu son smoking et avalé cinq flacons de strychnine.

"Memento mori", mosaïque polychrome de Pompéi, 1er siècle av. J.-C.

« Il meurt jeune, celui, qui est aimé des Dieux », souligne Fernando Pessoa dans l’hommage qu’il adresse à son grand ami défunt. « Génie dans l’art, Sá-Carneiro n’a eu, en cette vie, ni joie ni bonheur. Seul l’art, qu’il fit ou sentit, lui apporta des instants de trouble consolation. Ainsi sont ceux que les Dieux ont prédestiné à leur appartenir. Ils ne sont ni chéris par l’amour, ni visités par l’espérance, ni accueillis par la gloire. Soit ils meurent jeunes, soit ils se survivent à eux-mêmes, hôtes de l’incompréhension ou de l’indifférence. Celui-ci est mort jeune, parce que les Dieux l’ont beaucoup aimé. » Malgré la noblesse de la métaphore, la fin de Mário de Sá-Carneiro obéit à une logique plus complexe. Chutant dans les abîmes d’une « crise lamentable » longtemps redoutée, qui plonge ses racines dans une incertitude maladive, le jeune dandy confessait un mois avant sa mort : « J’aimerais tant me débrouiller dans la vie, / Pouvoir y goûter en restant qui je suis… / Mais rien à faire : plus je m’en éloigne, / Plus grande est l’angoisse de la retenir  ». Et, quelques jours avant son geste fatal : « Il n’y a pas que l’argent. Aujourd’hui, par exemple, j’ai de l’argent. Mais vous comprenez, je vis un de mes personnages moi-même, mon personnage – avec un de mes personnages. De sorte que si cela peut être beau, c’est tuant. » Tout poète est orphée, tout poète doit traverser les enfers.

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