L’onirisme visionnaire de J.G. Ballard

Alors que je suis prise par un rhume qui m’enveloppe dans un nuage de coton, sans être toutefois assez violent pour me clouer au lit, je me rends compte qu’à cet état de demi-éveil ou demi-sommeil, c’est selon, correspond une lecture tout à fait appropriée : les nouvelles de J.G. (James Graham) Ballard. Non qu’elles ne méritent pas une attention soutenue, pleine et entière, mais en raison de leur étrangeté singulière qui les placent tantôt du côté d’un fantastique débridé, tantôt du côté d’un vraisemblable inquiétant. D’où cette sensation vertigineuse en les lisant d’être plongé dans un rêve éveillé, quand ce n’est pas un cauchemar.

 

L’iconographie de l’espace intérieur

L’imaginaire de Ballard est peuplé d’inventions surprenantes, à la fois poétiques et angoissantes. Des plantes cantatrices, des sculptures soniques, des « verséthiseurs », ces machines programmées pour composer automatiquement de la poésie, le Sonovac qui se charge quant à lui de « débruiter », débarrasser les résidus de la pollution sonore due au développement urbain.  Dans le cycle des histoires de Vermilion Sands, station aux allures de parc d’attractions pour une bourgeoisie oisive d’anciennes stars, d’héritières délinquantes, d’excentriques, d’artistes, les maisons sont parfois « psychotropiques » : dotées d’une élasticité modulaire, elles réagissent aux humeurs des gens qui y vivent. Leurs murs et leurs pièces peuvent donc se déformer, s’incliner, se rétrécir, s’inverser. Il y a de quoi « ébranler un surréaliste de la vieille garde bourré d’héroïne » !

« A ce moment-là, je ne savais pas encore de quoi il s’agissait, mais la maison avait dû être le théâtre d’étranges événements. Emma Slack avait certainement une personnalité puissante et complexe. Comme je parcourais lentement le grand salon, dont les murs changeaient d’angle et s’écartaient sur mon passage, et dont les portes se dilataient à mon approche, je perçus les échos insolites des souvenirs incrustés dans la maison. Ce n’était rien de bien défini, mais c’était quand même inquiétant, comme si quelqu’un m’épiait en permanence. Chaque pièce qui s’ajustait à mon pas tranquille semblait contenir la promesse d’une explosion passionnelle. »

En décrivant des univers remplis de phénomènes inédits, de progrès révolutionnaires censés améliorer la vie quotidienne, Ballard prend un plaisir évident et communicatif. Pour autant, il ne se limite pas à ce plaisir de démiurge, satisfaction toute personnelle. Il sait aussi faire naître en nous la perplexité, une certaine dose d’inconfort et d’excitation mêlés. Derrière la surface lisse de son monde policé et tranquille, il révèle les risques de notre civilisation du bonheur obligatoire, de la technique toute-puissante qui finit par nier la liberté individuelle. Il déchire le voile de l’illusion qui consiste à croire que le futur sera forcément meilleur, que la sécurité et le contrôle soient les réponses universelles à tous les maux.

Ses thèmes de prédilection – l’enfermement, le rêve, la folie, la violence sourde, l’obsession du temps, la surveillance, la société postmoderne gagnée par un nihilisme petit-bourgeois – ramènent toujours à deux idées centrales : la dénonciation des faux-semblants, des apparences trompeuses, et l’étude de ce qu’il appelle la « psychopathologie » collective. Le plus souvent, ses personnages se voient dépassés par ce qu’ils ne maîtrisent plus. Que ce soit leur environnement ou leur propre perception des choses. Dans l’impressionnant récit Trou d’homme n°69, trois hommes livrés à une expérience qui consiste à les priver de sommeil, pour qu’ils puissent enfin « vivre réellement vingt-quatre heures par jour, et non plus passer un tiers de (leur) existence comme des invalides, à ronfler huit heures durant », finissent par ne  plus distinguer le réel de l’imaginaire. Ils se débattent jusqu’à la catatonie contre un milieu qui se referme sur eux, les enserre et les étreint. Le héros de Zone de terreur  programme un « simulateur encéphalique », réplique informatique du système nerveux humain, quand il bascule dans le temps psychotique où il voit ses propres doubles se multiplier comme autant de réminiscences.

Au-delà des histoires que Ballard peut imaginer, ce qui intéresse vraiment ce maître de la nouvelle – genre dont il appréciait la « qualité d’instantané photographique » –, c’est le fonctionnement du psychisme et ses dérèglements. La science-fiction par laquelle il se fait connaître (il débute en littérature avec la poésie) marque sa première vision du monde, qui lui vaudra d’être catalogué comme apôtre de la SF écologique. Mais, il s’en écarte dès la fin des années soixante, tournant historique où la réalité rattrape la SF : « En 1969, Armstrong et les Américains ont marché sur la lune. Et la SF s’est arrêtée là. » Finies donc les extrapolations sur les planètes lointaines, la Terre apparaît à ses yeux comme « la seule vraie planète étrangère ». Rien de tellement surprenant dans cette conception décalée. De sa jeunesse hors d’Europe à ses sources d’inspiration, en passant par son humour pince-sans-rire, le décalage est une donnée constante chez cet auteur. Né à Shanghaï en 1930, il s’est toujours senti étranger dans son propre pays où il n’arrive qu’à l’âge de seize ans, en 1946, après avoir vécu le conflit sino-japonais (son roman Empire du Soleil revient sur sa détention dans un camp de détenus civils). L’influence de ses études de médecine et d’anatomie, de la de découverte de Freud et de la psychanalyse sont incontestables. Celle de la peinture surréaliste – Delvaux, Ernst, Dali, Magritte – est plus déterminante encore. Elle symbolise pour lui « l’ iconographie de l’espace intérieur » qui, en se confrontant au temps, à l’espace, aux sciences, produit une « réalité exacerbée ou parallèle, au-delà de celle familière à notre vue et à nos sens » (1).

On comprend ainsi mieux pourquoi il jette un regard distancié – avec un temps d’avance – sur notre société contemporaine assujettie au consumérisme (2), pourquoi ses nouvelles sont empreintes d’images oniriques altérant les frontières tangibles du visible et de l’invisible, poussant le réalisme vers une sorte d’hyperréalisme ou, comme il le dit lui-même, de « présent visionnaire ». 

Prophétique, J.G.Ballard ? Evidemment !  

NOTES :

  1. « L’avènement de l’Inconscient », dans Millénaire mode d’emploi.
  2. Le capitalisme décadent associé à l’uniformisation et à l’ennui conduit à ce qu’il fustige de toutes ses forces : une « banlieuisation de l’âme ». La banlieue est devenue un désert spirituel et émotionnel où il n’y a que des magasins, pas d’église, de musée, de bibliothèque, etc., où l’identité de l’individu se réduit à sa carte de crédit.
  • Les Nouvelles complètes de J. G. Ballard sont éditées aux éditions Tristram, sous la direction de Bernard Sigaud.
  • Le premier tome (1956-1962) est paru l’année dernière, le deuxième (1963-1970) vient de paraître et le troisième (1972-1992), achevant ce formidable travail d’exhumation de nouvelles depuis longtemps introuvables en français, est prévu pour l’année prochaine.

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