Au jeu des comparaisons, tout se joue dans les détails. Prenez ce dessin pioché sur le blog Paris versus New York, a tally of two cities, qui croque les différences entre les représentations culturelles de la Big Apple et de la ville Lumière : une épure où seuls la ligne des lunettes et le placement de deux points noirs en guise de regard suffisent à incarner l’expression de deux réalisateurs devenus des icônes de leur vivant.
Séparés par un océan, l’Américain Woody Allen, amoureux de Paris et du jazz, et le Suisse Jean-Luc Godard, retiré dans son canton de Vaud, n’ont rien à voir. Si ce n’est par leur statut de cinéastes singuliers et cinéphiles, eux qu’on identifie si facilement à leur personnage de composition. Woody est à New York ce que Jean-Luc est à la Nouvelle Vague, un symbole. Entre le premier qui, en gai pessimiste, imprime sur la pellicule sa vision de la vie où tout n’est que mélange de contraires irréconciliables, confrontation du transcendant et du trivial, et le second, ermite mélancolique qui se tient en marge, n’aime rien tant que provoquer, se faire détester, rompre les amarres, entretenir une solitude blessée, il y a ce trait d’union formé par l’humour. L’art de tourner en dérision une réalité absurde, humiliante ou injuste pour s’en sortir. L’art des formules aussi. Allen manie la légèreté (de stand-up comédie), les aphorismes et gags virtuoses, Godard les calembours et les saillies intellectuelles. Il a construit son existence et son œuvre sur les ruptures : il commence par quitter sa famille, issue de la grande bourgeoisie protestante (l’anecdote, savoureuse, mérite d’être racontée : ce grand lecteur, admirateur de Bernanos, Julien Green, Malraux…, était aussi kleptomane. A presque dix-sept ans, il vola chez son grand-père, Julien Monod, dans sa collection baptisée le « valerianum » des premières éditions de Paul Valéry, qu’il revendit à la librairie Gallimard, juste en face, boulevard Raspail. En guise de punition, il fut exclu du clan familial). D’autres ruptures violentes jalonnent son parcours : avec ses amis (François Truffaut, Jean-Pierre Gorin…), avec les femmes (Anna Karina, Anne Wiazemsky…). Sur le plan créatif, il ne cesse de se métamorphoser. Dandy introverti réinventant la grammaire cinématographique avec A bout de souffle, esthète avec le Mépris, révolutionnaire marxiste et iconoclaste avec le groupe Dziga Vertov, essayiste crépusculaire avec Histoire(s) du cinéma, bref un filmeur compulsif tel un graphomane, jamais là où on l’attend, pratiquant toujours les collages, citations, montages, ruptures (encore) fascinants ou déroutants.
Les deux hommes se sont rencontrés une fois, en 1986, pour le projet de Godard autour du King Lear de Shakespeare. Allen fut contacté pour y jouer le rôle du bouffon, Jester. Le « carton d’invitation » de Godard est à son image, ambivalent, surprenant : « Merci infiniment d’accepter d’“être ou ne pas être” avec moi lors de ce long voyage vers la création de la langue moderne, c’est-à-dire Shakespeare. » La collaboration se résuma à une interview filmée de vingt-six minutes (Meeting Woody Allen) et une prise « vite bouclée », comme le rapporte Antoine de Baecque dans sa monumentale biographie, richement documentée, sur « l’impossible M. Godard », à la page 667. Woody Allen confiera plus tard : « Cela n’avait aucun sens pour moi quand je le faisais, mais je savais que c’était en de bonnes mains », et : « J’avais l’impression d’être dirigé par Rufus T. Firefly (le personnage joué par Groucho Marx dans Soupe au canard), vous savez, quand Groucho est censé être un grand génie et que personne n’ose remettre en question. »
- Antoine de Baecque, Godard, biographie, Grasset, 2010.