Gouffres verts

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers…
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l’oubli mon âme sans remords,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !

Charles Baudelaire, les Fleurs du mal, extrait du « Poison ».

Fascination de la corruption, esthétique de l’horrible et du terrible comme source de plaisir : la littérature romantique a toujours cherché « des sujets de beauté tourmentée et souillée », rappelle Mario Praz dans son essai incontournable sur le romantisme noir, qui tisse un imposant réseau de correspondances entre les arts en Angleterre, en France et en Italie, de la fin des Lumières au XXe siècle naissant. Un trésor d’érudition à lire ou à relire d’urgence.

  • Mario Praz, la Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir [1966], Gallimard, coll. « Tel », 1998.

Francis Scott Fitzgerlad, The Great Failure

Quelques années avant sa mort, découragé par les désillusions et les échecs, Francis Scott Fitzgerald (1896-1940) évoquait la déliquescence de son existence dans deux textes brefs qui viennent d’être réédités. Derrière l’aveu d’impuissance, un retour sur soi d’une intransigeance et d’une beauté poignantes.

Alors que Gatsby, la nouvelle traduction française de The Great Gatsby par Julie Wolkenstein, suscite la polémique et transforme le débat littéraire en querelle de boutiquiers opposant les conservateurs des lettres aux partisans d’un rajeunissement de la langue, deux courts textes autobiographiques de l’écrivain américain viennent rappeler le lourd tribut qu’un artiste doit payer en échange de son don. Rassemblés et réédités en poche, en version bilingue, Veiller ou dormir (Sleeping and Waking, 1934) et l’Effondrement (The Crack-Up, 1936) questionnent ce qui reste à un homme quand il a perdu le goût à tout.

Écrits à deux ans d’intervalle, ils se répondent étrangement, le second franchissant un palier supplémentaire dans le vacillement psychologique de Francis Scott Fitzgerald. Cette fois, ce n’est plus l’insomnie qui le taraude, mais la dépression dont il souligne la coïncidence avec la grande dépression économique qui secoue l’Amérique.

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Allen Ginsberg en boucle

Avant de lire Allen Ginsberg, je l’ai entendu lire ses poèmes. La différence a son importance quand on évoque l’apôtre de la Beat Generation, performer rompu à la scène dont le talent oratoire porte si haut ses textes qu’il en devient indissociable. Allen Ginsberg est définitivement une voix. « Voix apparemment usée en surface, comme peut être usée une tête de lecture, mais prête à bondir à neuf dès qu’il était question d’une conviction » (Jacques Darras).

Lire ? Est-ce vraiment le mot le plus juste s’agissant de Ginsberg ? Celui-ci ne lisait pas ses poèmes, il les psalmodiait, poussant les vers jusqu’à l’essoufflement. Sans relâche. Il m’est arrivé d’écouter en boucle l’un de ses enregistrements en public sur un CD oublié dans le lecteur d’une voiture et qui s’enclenchait en même temps que le moteur. Heureuse coïncidence que d’entendre la voix de l’ami de Jack Kerouac, l’auteur d’On the Road, sur la route ! À chaque fois, l’importance de la rythmique de sa poésie résonnait avec davantage de force. Comme si la sonorité précédait le sens, comme si le sentiment précédait l’intelligence…

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Nord perdu (au hasard Cortázar)

Julio Cortázar (1914, Bruxelles - 1984, Paris)

Quand je perds le nord, je me replonge dans Marelle de Julio Cortázar.

« Le chic consistait à se donner un vague rendez-vous dans un certain quartier à une certaine heure. Ils aimaient défier le risque de ne pas se retrouver, de passer la journée seuls, furieux, au fond d’un café ou sur le banc d’une place, lisant-un-livre-de-plus. La théorie du livre de plus était d’Oliveira et la Sibylle l’avait acceptée par simple osmose. En réalité, pour elle, presque tous les livres étaient un-livre-de-moins, elle aurait aimé se remplir d’une soif immense et, pendant un temps infini (qui variait de trois à cinq ans), lire toute l’œuvre de Gœthe, d’Homère, de Dylan Thomas, de Faulkner, de Baudelaire, de Roberto Arlt, de saint Augustin et de nombreux autres dont les noms l’arrêtaient dans les discussions du Club. À quoi Oliveira répondait d’un haussement d’épaules dédaigneux et parlait de déformation argentine, d’une race de lecteurs à plein temps, de bibliothèques regorgeant de bas-bleus infidèles au soleil et à l’amour, de maisons où l’odeur de l’imprimerie chassait l’allégresse de l’ail. »

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La « douceur maléfique » du Japon

Lectures estivales #7

 

« On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait ». Quelle meilleure introduction à l’univers de Nicolas Bouvier que cette phrase-manifeste extraite de l’avant-propos de son livre culte, L’Usage du monde (1963) ? L’écrivain suisse y retraçait sa traversée épique de la Yougoslavie à l’Afghanistan, conçue « sans esprit de retour ». Deux années (1953-1954) à sillonner les routes à bord de sa Fiat Topolino en compagnie du peintre Thierry Vernet, son ami qu’il tenait pour son « jumeau psychologique ». Il avait vingt-quatre ans. Dix ans plus tard, après un lent travail de « décantation », il accoucha d’un récit lumineux et tranchant comme une lame, qui reste à ce jour le plus connu de son œuvre et inspira tant d’apprentis voyageurs.
Le livre, cependant, ne ressemble pas à la littérature de voyage traditionnelle. Bien qu’entrepris en pleine Guerre froide où rares étaient ceux qui s’aventuraient vers l’Est, aux confins de l’Occident, il ne comporte ni reportages exotiques ni descriptions d’exploits, pas plus que les évocations émerveillées d’un candide en terre étrangère, fasciné par l’attrait de l’inconnu. Il se compose en revanche de textes lucides, légers et cocasses sur la vie, le voyage et l’écriture – éléments indissociables pour lui –, accompagnés de dessins à l’encre de Chine signés Vernet.

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Edgar Hilsenrath, tout sauf bienveillant

Cette fable grotesque et truculente d’un ex-nazi qui, pour sauver sa peau, se reconvertit en soldat du sionisme, s’impose comme l’exact contraire des Bienveillantes de Jonathan Littell. Irrésistible !

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Cortázar, poète libre

L’écrivain Julio Cortázar ne se résume pas à Marelle, roman total qui condense tous les autres et fait de l’infini un absolu. C’est aussi un formidable nouvelliste et par-dessus tout un poète. Mais attention, pas un représentant du réalisme magique, en dépit de ses origines latino-américaines. Son surréalisme puise davantage dans un onirisme noir, ses contes fantastiques ont un goût d’irrationnel indéfinissable et sa langue tendra toujours vers la simplicité, la « soustraction », luttant contre les ornements décoratifs et superflus.

Crépuscule d’automne, traduit pour la première fois en français depuis sa parution en espagnol (1984), est un recueil de textes hétéroclites, écrits à plusieurs périodes de sa vie et rassemblés par ses soins. Une mosaïque dont l’unité paradoxale réside dans son intense liberté. On sait que Cortázar était passé en maître en l’art d’orchestrer des lectures aléatoires et de laisser aux critiques littéraires les plus chevronnés le bon plaisir de mettre de l’ordre dans son œuvre pour la classer. Celle-ci ne s’y prête pas facilement. Lire la suite

Contre la vanité des idéologies. Aris Alexandrou

Derrière l’épopée macabre d’un commando suicide à la fin de la guerre civile grecque (1946-1949), La Caisse d’Aris Alexandrou dresse un réquisitoire sans appel contre la dictature du communisme et, plus largement, la logique jusqu’au-boutiste des idéologies. Un livre à ranger dans la famille des ouvrages de combat, à côté de ceux d’Alexandre Soljenitsyne, Vassili Grossman, Varlam Chalamov et bien d’autres.

Robert McCabe 2Robert A. McCabe, Le Temple de Poséidon – Cap Sounion – 1955 

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Aharon Appelfeld : une vie déracinée

A propos d’Histoire d’une vie

Aharon Appelfeld à l’âge de cinq ans

On invoque volontiers la musique pour caractériser le style d’un écrivain qui, à chaque roman, creuse son sillon. Qui n’a pas entendu parler de la “petite musique” de Céline, Modiano ou Duras, pour ne citer qu’eux? Aharon Appelfeld, lui, compose une mélodie en mode mineur. Son œuvre, loin d’être en demi-teinte, se distingue en effet par sa très grande sobriété qui va de pair avec une profonde densité, par sa concision obligée qui rend son écriture cristalline.

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Comment Joyce Carol Oates nous glace le sang

Joyce Carol Oates 1973Joyce Carol Oates en 1973   

À en juger par la somme de ses livres, environ soixante-dix (fiction et théorie confondues), on sait que Joyce Carol Oates est prolifique. A croire qu’elle vit dans et pour l’écriture, que chaque instant de son existence est consacré à son œuvre, qu’un seul but l’anime : les mots. Pour s’en faire une idée, il faudrait se plonger dans le premier volume de son Journal, pavé où l’on découvre la femme publique dans son intimité au quotidien, sans fards. On peut aussi entrer dans une librairie et trouver sur les étalages ses deux dernières parutions simultanées en français, Fille noire, Fille blanche (roman) et Vallée de la mort (nouvelles), tous deux publiés chez Philippe Rey, comme son journal. 

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Pourquoi lire Raymond Federman ?

Raymond Federman
A cette question, une réponse immédiate : il faut lire Federman pour sa liberté vivifiante, son rire salvateur face à l’absurdité de la vie, son écriture fantaisiste, singulière, profondément rythmée. Et pour saluer l’œuvre d’un écrivain inclassable, mort le 6 octobre 2009 à 81 ans.

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Ma rencontre avec Federman

Federman Amer eldoradoEn apprenant – tardivement (que fait la presse ?) – que Raymond Federman avait tiré sa révérence au début du mois, j’ai voulu évoquer ici ma rencontre avec cet homme généreux et drôle.

C’était au Salon du livre de Paris, en 2003. Je connaissais son nom, sa voix (via une émission de radio) mais bizarrement pas son visage. Quand j’arrive sur le stand de son éditeur, j’entends une voix me dire : “Je suis sûr que ce livre va vous plaire”. Je lève les yeux, c’était Raymond Federman. “C’est moi !” s’exclame-t-il en pointant les mains vers lui. Eclats de rire. La conversation s’engage, très librement. Il me dit qu’en achetant son livre, je ne mangerai pas le soir, ajoute que ce n’est pas un crime de voler des livres, qu’il l’a souvent fait. Et d’autres paroles remplies d’humour et de traits d’esprit. S’ensuit la dédicace d’un de ses livres, Amer eldorado 200/1, qui porte bien son titre. D’abord parce qu’il raconte, entre autres, les désillusions de son épopée en Amérique. Ensuite parce que ce livre a connu un parcours éditorial pour le moins chaotique : paru chez Stock en 1974, nommé pour le prix Médicis, il fut pilonné, oublié, réédité en Allemagne en 2001, puis enfin en France, chez Léo Scheer, en 2003 ! Rien que pour cette aventure digne d’un roman, il mérite bien l’attention. Merci Raymond.