« La photo était floue » (Julio Cortázar)

Julio Cortázar, Autoportrait, Paris, 1975

Un Cronope sur le point d’ouvrir la porte de sa maison met la main dans sa poche et, au lieu d’en retirer ses clefs, il en sort une boîte d’allumettes, et voilà notre Cronope qui se désole et se prend à penser que s’il trouve des allumettes à la place de ses clefs, c’est peut-être que le monde s’est soudain déplacé et ce serait horrible de trouver son portefeuille plein d’allumettes et le sucrier plein d’argent et le piano plein de sucre et l’annuaire du telephone plein de musique et la penderie pleine d’abonnés et le lit plein d’habits et les vases pleins d’autobus. Comme il pleure notre Cronope, comme il pleure et se lamente, il court se regarder dans une glace mais comme la glace est légèrement de biais, ce qu’il voit c’est le parapluie de l’entrée et ses craintes se conferment, il tombe à genoux et sanglote en joignant ses petites mains sans savoir pourquoi. Les voisins, des Fameux, accourent pour le consoler, mais il se passé des heures avant que le Cronope ne sorte de son désespoir et accepte une tasse de thé qu’il regarde et examine longuement avant de la boire, des fois qu’à la place de la tasse de thé il y aurait une fourmilière ou un livre de Paul Bourget.

  • Julio Cortázar, « la Photo était floue », Histoires des Cronopes et Fameux, Gallimard.

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