Le poids des mots

manuscrits sartre » Quinze jours plus tard paraissait l’Être et le Néant, essai d’ontologie phénoménologique de sept cents pages dédié au Castor. Jean Paulhan avait assuré à Gaston Gallimard que le livre méritait d’être publié, même si le succès commercial était loin d’être garanti.

Trois exemplaires quittèrent les étalages des librairies la première semaine, puis cinq, puis deux. Après quoi les ventes s’envolèrent: 600 exemplaires en un jour, puis 700, puis 1.000, puis 2.000. Chez Gallimard, personne ne comprenait. On fit une enquête. Les femmes achetaient plus que les hommes. Souvent deux exemplaires ; parfois cinq. Pour les lire?

Non pas.

Pour équilibrer la balance. Car l’Être et le Néant pesait exactement un kilo. Un volume remplaçait avantageusement les poids en cuivre, qu’on ne trouvait plus à Paris. « 

  • Dan Franck, Minuit. Les aventuriers de l’art moderne (1940-1944), 2010, Le Livre de poche (2012), p. 446-447.

L’importance d’être bien chaussé (pour battre le pavé)

Usher (Arthur) Fellig, alias Weegee, a passé des nuits sans sommeil son appareil photo à la main. Pas seulement dans le but de traquer des faits divers et des scènes de crime qui nourriraient la presse. A côté des arrestations, meurtres, accidents, incendies et autres drames nocturnes saisis sur le vif dans les rues de New York, il a aussi immortalisé l’envers de la vie hollywoodienne. Ses fêtes somptueuses, ses danseuses, ses stars et tous ceux qui voulaient croquer une part de ce gâteau trop crémeux, qu’ils soient spectateurs ou invités des soirées mondaines. Comme toujours, Weegee appose son regard précis et décalé sur le monde. Illustration avec cette photo de 1951 où il y a visiblement une paire de chaussures en trop qui suscite toutes sortes de questions. Sous le cliché, on peut lire : « Cet homme se demande comment il va regagner le Hollywood Hotel. » Si la voiture attendue n’arrive pas, certainement à pieds. Un peu comme Robert Mapplethorpe qui, dans une anecdote rapportée par Patti Smith dans son récit Just Kids, avait récupéré une paire de chaussures de luxe en alligator sur la 7e Avenue, à New York : « Il n’avait pas d’argent pour rentrer en taxi, mais ses pieds étaient resplendissants. »

Photo : Weegee/International Center of Photography/Getty Images.

Les souvenirs du front de William Styron

Avant de devenir écrivain, l’auteur du Choix de Sophie a connu la guerre, par deux fois. En 1945, quand il est envoyé au Japon, et six ans plus tard, quand il est rappelé sous les drapeaux en Corée. Il en réchappe, mais restera toute sa vie hanté par cette épreuve. Cinq de ses nouvelles inédites, rassemblées dans le recueil posthume A tombeau ouvert, le rappellent avec force. 

S’inspirant de son expérience chez les Marines, William Styron (1925-2006) évoque les tourments des militaires tiraillés par des sentiments contradictoires. Car un soldat n’est pas seulement un corps qu’on entraîne ou un esprit qu’on modèle par le biais de valeurs viriles et d’arguments patriotiques. C’est avant tout un homme qui sacrifie son existence personnelle, met sa vie en jeu et se prépare à la mort. Dans ses textes largement autobiographiques, le soldat Styron raconte ainsi comment il s’enrôla par défi à l’âge de dix-sept ans, comment il resta à l’arrière lors de la guerre du Pacifique, en garnison sur l’île de Saipan, évitant les boucheries d’Iwo Jima et d’Okinawa, et comment, en tant que réserviste, il fut mobilisé en 1951 pour la guerre de Corée. Ce retour contraint au sacerdoce militaire est une douche froide. Un profond désarroi le gagne. Et pour cause, il a d’autres projets que de replonger dans l’horreur : il vient d’écrire son premier livre et aspire à la gloire. De plus, il se définit comme « un civil jusqu’à la moelle », « d’un tempérament paisible, même pacifiste » et comme un jeune homme déjà « abîmé par la vie ». Qu’il est loin l’enthousiasme illusoire et romantique des débuts !

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Ce qui nous sépare de Zurbarán

Sainte Lucie, détail, 1636

Quatre siècles, autant dire une éternité, nous tiennent à distance de Francisco de Zurbarán (1598-1664), l’un des grands peintres du Siècle d’or espagnol. Au-delà de l’influence baroque et de l’empreinte du Caravage qui la caractérisent, son œuvre témoigne d’un mysticisme éclatant, d’une foi ardente mais à laquelle nous n’avons plus accès. Un fossé s’est creusé au rythme de la sécularisation de notre monde moderne entre les êtres qu’il peignait et l’interprétation que nous pouvons en faire aujourd’hui. Il n’est plus pensable de s’identifier ou de ressentir l’extase de ces martyrs crucifiés émergents d’un arrière-plan noyé dans la pénombre, de ces moines méditatifs en chasuble blanche ou brune, de ces saintes, à l’inverse, parées d’étoffes riches et colorées et qui portent sur des plateaux les restes de leur sacrifice : une paire d’yeux (sainte Lucie) ou de seins (sainte Agathe). C’était pourtant l’objectif premier de ces tableaux. Réalisés pendant la Contre-Réforme, en réaction à ce courant déstabilisant le socle du catholicisme, ils étaient censés instiller un sentiment de dévotion profond chez les fidèles.

Agnus Dei, vers 1635

Désormais ils sont devenus des objets de fascination chargés de silence. L’écrivain néerlandais Cees Nooteboom les admire. Cet homme du Nord a sillonné l’Espagne pour les contempler. Il les a évoqués dans son livre le Labyrinthe du pèlerin. Il y revient dans la préface d’une monographie consacrée au contemporain de Velázquez, qui lui échappe et lui échappera toujours. Il nous invite, écrit-il, à « un voyage dans le temps vers l’altérité absolue ». Certes, on peut se raccrocher aux « détails » que sont les magnifiques plis et drapés de tissus, que Zurbarán excelle à représenter, aux contrastes des tons, aux objets des natures mortes (« bodegone »), aux boucles du lainage de l’agneau de Dieu, si bien rendues qu’on a l’impression de les toucher. Mais la foi intérieure des saints ? Nooteboom n’arrive pas à la déchiffrer. Son impuissance, notre impuissance, est en fait une question de trop-plein. « Qu’ont-ils donc, ces visages que je ne puis traduire en mots ? Peut-être est-ce plutôt quelque chose qu’ils n’ont pas. Cette pensée me vient en considérant le portrait de Frère Jeronimo Perez (…). Son regard est direct. Il nous fixe, mais avec des yeux qui n’ont jamais vu la télévision ou l’internet. Sont-ce pour cela d’autres yeux que les nôtres ? On ne pourra naturellement jamais le prouver, mais l’homme qui les a peints avait les mêmes yeux. Jusqu’à quel point ces choses-là sont-elles essentielles ? L’absence d’automobiles, d’avions, face à l’omniprésence, dans leur monde, de Dieu. » Faites l’expérience, ouvrez ce livre à n’importe quelle page et regardez l’indescriptible. Touchez ses saints que vous ne savez plus voir !

Saint François méditant, 1639

  • Zurbarán, Œuvres choisies 1625-1664, introduction de Cees Nooteboom, éd. Hazan, 2011.

L’angoisse à l’approche de la Convocation (Herta Müller)

Dans la Roumanie fantôme de Ceausescu, une femme est convoquée à la Sécurité. Son crime ? Avoir nourri l’espoir d’un exil interdit. Le temps d’un trajet en tramway, elle voit défiler la ville, les gens, ses souvenirs. Sur cette trame faite d’allers et retours, Herta Müller signe un livre hanté par les questions fondamentales qui se posent à l’homme dès lors qu’il se trouve privé de l’essentiel : la liberté.

Comment résister face à la dictature ? Les personnages de la Convocation d’Herta Müller ont chacun leur méthode : l’alcool pour s’abrutir et précipiter l’oubli, l’acte héroïque (mais insensé et qui mène à sa perte) ou son envers, la trahison (calculée et qui permet de sauver sa peau). La narratrice, elle, a lancé une bouteille à la mer. Ouvrière dans une usine textile, elle a glissé un message dans la poche d’un pantalon qui devait être exporté vers l’Italie. Destinataire : un Italien qui viendrait la chercher et l’emmener avec lui, comme dans un conte de fées. Mais son mot est découvert. Depuis, elle est régulièrement convoquée à la Sécurité – où un homme lui pose sans cesse les mêmes questions, avec cette terrible phrase en guise de justification : « Pourquoi être à bout de nerfs, nous ne faisons que commencer » – et recourt aux noix, censées calmer les nerfs. Elle en mange une avant chaque interrogatoire. « C’était la première de l’année, les fils humides de l’écale verte étaient encore collés dessus. Je la soupesai, elle était trop légère pour une noix fraîche, à croire qu’elle était vide. Ne trouvant pas de marteau, je l’ouvris en tapant dessus avec une pierre qui était ce jour-là dans le couloir et se trouve depuis dans un coin de la cuisine. La noix avait un cerveau mou. Il sentait la crème aigre. » Un détail que cette noix. Pourtant chez Herta Müller, les objets les plus banals font l’objet de la plus grande attention parce qu’ils nous rappellent la matérialité brute du réel ou, pour le dire autrement, le « caractère irrévocable des choses ». Ils relèvent de l’accessoire, mais opposent leur densité et leur immanence au détachement assiégeant celles et ceux qui en sont réduits à vivre chaque minute comme une éternité, comme si le temps se réduisait au seul présent.

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Copies conformes ?

Envie de bleu. Urgent. Quand, en cette rentrée, la couleur dominante tire plutôt sur l’orange-brun qui s’empare des feuilles, ou le gris qui uniformise ciel et immeubles dans une même masse compacte et asphyxiante. Aussi ces deux couvertures, étrangement semblables, m’ont-elles tapé dans l’œil : la surface bleu lagon d’une piscine – aussi lisse, irréelle, inaccessible qu’un visage tiré sur une publicité pour crème antiâge – où ne se reflètent que des chaises et un palmier, vides de toute présence humaine. J’ai cru y voir comme une survivance des vacances. Quelle illusion !

A gauche, le premier coup d’éclat de Bret Easton Ellis, écrit à l’âge de vingt et un ans. Moins que zéro, qui aurait pu s’intituler Pour qui sonne le glam, repose sur la négativité au sens large d’une jeunesse en perdition parce que trop riche, trop désœuvrée, trop désabusée, trop immorale. Etudiants nantis, ils ont tout, donc rien d’essentiel à perdre. Aliénés par la culture de consommation, ils ne vivent que pour le sexe, la drogue, les partys, les snuff movies. Au-delà de la violence des situations décrites, l’écriture minimaliste, qui traduit la désincarnation des personnages dépossédés d’émotions, attrape le lecteur par le col, le secoue et le retourne comme une crêpe pour l’obliger à voir ce qu’il ne veut pas voir : que le mal est là, à l’œuvre sous le nihilisme rutilant de ce monde protégé, mais plombé par un soleil omniprésent, où le narrateur Clay, anesthésié par l’ennui, se construit sans enjeu, sans perspectives, dans un rapport d’élucidation de soi impossible. Dans ce réalisme brut qui confine à la platitude, les excès matériels cachent un vide intérieur abyssal.

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Chaud-froid. L’abstraction sud-américaine

Raúl Lozza. Pintura periodo perceptista nº 184, 1948.

Rafael Soriano, Untitled, n.d.

Passionnante exploration des différents courants picturaux de l’abstraction, telle que celle-ci fut « importée » et réinterprétée par les artistes du continent sud-américain sur cinq décennies, des années 1930 aux années 1970. Avec deux dates clés en guise de bornes sur l’échelle temporelle : 1934, quand Joaquín Torres-Garcia rentre à Montevideo, et 1973, quand Jesús Rafael Soto revient dans sa ville natale de Bolívar.

Ce livre surprendra ceux qui associent généralement l’abstraction à l’Europe et à l’Amérique du Nord, ou qui, selon une même logique des apparences, rattachent l’art de l’Amérique du Sud à des stéréotypes de chaleur, sensualité, spontanéité, réalisme magique. Le titre Cold America bat en brèche ces impressions premières en jouant sur le décalage. C’est une Amérique latine mesurée, objective qui se révèle sous nos yeux, à travers un art rationnel, géométrique, constructiviste, gravitant vers les utopies modernes au de s’en tenir à la couleur locale.

  • Cold America, Geometrical Abstraction in Latin America (1934-1973), Fundación Juan March, 2010.

Les lettres de captivité d’Aldo Moro

Rome, 16 mars 1978. Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne, parti au pouvoir depuis plus de trente ans, est enlevé par les Brigades rouges, groupe armé d’extrême gauche né en 1972. Ses ravisseurs exigent, en échange de sa vie, la libération de prisonniers ralliés à leur cause, qui se résume à un romantisme révolutionnaire contre « l’Etat impérialiste des multinationales » et tous leurs représentants. Mais le sort de Moro est scellé d’avance. Cinquante-cinq jours plus tard, le 9 mai, son cadavre est retrouvé dans le coffre d’une 4L garée via Caetani, à mi-chemin entre le siège de la Démocratie chrétienne et du Parti communiste. Tout un symbole. Moro œuvrait en effet pour un rapprochement avec le PCI, appelé « compromis historique », qui n’était pas au goût du président du Conseil, Giulio Andreotti, ni de Washington. Son assassinat, sans être commandité, servit les intérêts de bien des gens. La lumière n’a d’ailleurs jamais été totalement faite sur cette affaire complexe qui alimente encore des rumeurs quant à la thèse d’un complot mené par la CIA, le président du Conseil, Giulio Andreotti, et le ministre de l’Intérieur, Francesco Cossiga.

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Haut les masques

Ils sont de ceux qui contribuent à faire connaître l’art traditionnel africain hors de ses frontières. Catherine et Patrick Sargos ne se contentent pas de rendre hommage à un certain âge d’or de la culture de l’Afrique noire. En plaçant l’ethnologie au centre de leurs recherches, ils rétablissent une vérité historique et sociale, à savoir que les objets issus de cette civilisation, avant de se voir copiés en série pour les touristes, étaient hautement sacrés.

Célébré dans le monde pour son esthétisme mais bien souvent considéré hors de son contexte originel, l’art traditionnel africain est l’objet d’une admiration et d’un malentendu. Admiration devant la beauté et la richesse formelle d’œuvres conçues par des artisans de génie. Malentendu quant à leur signification intrinsèque qui reste largement méconnue dans la culture occidentale. Pour lever le mystère sur cet art tribal et comprendre ses dimensions sociale et religieuse, le couple de collectionneurs Catherine et Patrick Sargos a entrepris un travail impressionnant. Depuis trente-cinq ans, ils ont rassemblé plus de deux cents objets (masques, statues, fétiches, reliquaires, sièges…), créés autour des années 1920, et provenant d’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso, Guinée, Côte d’Ivoire…), du Nigeria, du Cameroun, d’Afrique centrale (Congo, Gabon, Angola, Zambie…). La fonction de ces pièces exceptionnelles, expliquent-ils, est principalement sacrée, avant d’être décorative. Ces objets, dont le style change selon les ethnies, permettent d’accomplir les cultes et d’entrer en contact avec les divinités. Pour prendre l’exemple des masques, tellement fascinants, leur rôle varie : purement festifs quand ils sont portés par des danseurs costumés qui miment des scènes de la vie courante ou de la mythologie ; initiatiques quand les cérémonies publiques comportent des phases consacrées à la rencontre avec les esprits ; destinés à la sorcellerie, à la médecine, aux funérailles, à l’intronisation d’un nouveau roi ou aux commémorations des ancêtres ; ou encore à caractère social dans les cas de la répression et de la justice.


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L’anatomie des sentiments selon Mario Soldati

Portrait d’un homme déchiré entre deux femmes et deux pays, qui comprend trop tard que l’amour conjugal ne se réduit pas à une liberté perdue. Une fois encore, Mario Soldati s’emploie à déconstruire les mécanismes de la passion et à décrypter l’énigme humaine, ses zones d’ombre, son ambiguïté profonde, ses motivations opaques. Moins puissant et moins complexe que les Lettres de Capri, l’ Épouse américaine envoûte cependant par son écriture d’une grande limpidité.

Manuel Alvarez Bravo, "la Bonne Renommée endormie", 1938-1939

« J’ignore pourquoi je me retournai à ce moment là. » Cette phrase n’a l’air de rien. Prise dans la masse de mots d’un roman, elle passerait sans doute inaperçue. Mais placée en incipit – alors que celui qui la formule intérieurement évoque l’instant où il devait sceller son mariage d’un oui franc et décidé – son effet est tout autre. Elle capte d’emblée notre curiosité en interrompant le cours d’une action qu’on est sur le point de découvrir. Mieux, elle annonce la tonalité du récit et sa structure : une analyse introspective et rétrospective d’un homme dont la vie se trouve bouleversée par l’intervention du hasard, de la fatalité ou du destin, quel que soit le nom que l’on donne à cette force étrangère à notre volonté.

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Beauté de l’ordinaire

Jesse Marlow, "Skip Divers", Melbourne, 2009

Parce qu’en une fraction de seconde elle capture et sauve de l’oubli des tranches de vie impromptues, la photographie de rue ou street photography nous apprend vraiment à regarder. Absorbés que nous sommes par nos écrans (ordinateurs, téléviseurs, mobiles, tablettes et autres), on a tendance à ne voir le monde qui nous entoure que médiatisé, circonscrit dans un cadre, et de ce monde une vision appauvrie, répétitive et lisse, face aux possibilités poétiques infinies qu’il recèle. Plongez-vous donc dans Street Photography Now, livre de Sophie Howarth et Stephen McLaren, pour comprendre. À eux deux, ils ont feuilleté des centaines d’ouvrages, consulté des milliers de sites Internet pour dénicher les Robert Frank, Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson, William Klein, Diane Arbus, Garry Winogrand… d’aujourd’hui. Au final, ils ont retenu quarante-six photographes dont les travaux réinventent sans cesse les règles et rivalisent d’humour, de cocasserie, d’émotion, d’empathie.

Entre constat social et jeux visuels, leurs images rappellent, à toute fin utile, que tous les instants ne sont pas « décisifs » et qu’il faut bien la présence d’un œil sensible pour extraire de la jungle urbaine – ses espaces publics, de transit, ses signalisations, ses publicités, ses transformations – l’irréductible singularité de l’humanité. « Observez, furetez, écoutez, surprenez. Vous devez apprendre quelque chose avant de mourir. Vous n’êtes pas ici pour bien longtemps », conseillait Walker Evans. Jamais, les caméras de surveillance qui quadrillent les villes n’enregistreront cette magie, ces accrocs dans la réalité. Leur objectivité impassible est leur limite. Dans les images des photographes de rue, au contraire, tout est banal et rien n’est ordinaire. Chaque image montre une situation concrète et ouvre sur une altérité en suspens qui reste à décoder, et qui pose d’innombrables questions. Le livre aussi. Notamment sur la responsabilité des photographes, le droit à l’image, le recours à la fiction, l’aliénation moderne, l’attraction des villes (après New York et Paris, devenue pastiche d’elle-même, Las Vegas, Dubaï, Shanghai, Shenzen…). Sur les 300 clichés et quelques de Street Photography Now, ceux de David Gibson, Nils Jorgensen, Jesse Marlow, Richard Kalvar, Maciej Dakowicz, Bruce Gilden, George Georgiou, Paul Russell sont les plus dérisoires, les plus étonnants, les plus intrigants, les plus émouvants, les plus drôles. Logiquement mes préférés. Maintenant, place aux images. Lire la suite

Aux origines de l’art fantastique

Peinture, littérature, philosophie…
Le magnifique livre de Werner Hofmann embrasse dix siècles de création et de pensée pour saisir la spécificité de
l’art fantastique.

A contempler les très belles images de l’Art fantastique, on risque de négliger les textes. Ce serait dommage. D’autant que le travail de Werner Hofmann offre un remarquable effort de synthèse, émerveille par son érudition et fascine par son sujet sur lequel bien des historiens et écrivains ont déjà écrit. Qu’est-ce qui définit l’essence de l’art fantastique? Simple à formuler, la question suscite néanmoins des réponses multiples. Loin de s’en tenir à la dialectique qui oppose depuis toujours deux visions du monde, l’une ordonnée et rassurante, l’autre chaotique et inquiétante, Werner Hofmann analyse ce concept mouvant sur une période de dix siècles, du Haut Moyen Âge à l’époque contemporaine.

Comme point de départ à sa réflexion, le spécialiste du romantisme et de la caricature s’appuie sur deux lettrines du XIIe siècle représentant deux moines en train d’abattre un arbre. La première, un « I », par sa géométrie verticale, montre les personnages sur le même plan : c’est l’incarnation de la mimésis, de l’ordre, de l’objectivité, de la raison. La seconde, un « Q », impose une déformation visuelle car les moines n’apparaissent plus sur le même plan : Hofmann y voit l’irruption des premiers signes de la métamorphose du réel, le produit de l’imagination. C’est le fantastique, « un instrument de contradiction qui permet de s’affranchir des déterminations et des limites de la rationalité, c’est l’esprit hérétique, l’esprit de perception du monde comme labyrinthe et comme énigme ».

Ce principe ouvre la porte à une impressionnante lignée d’artistes (Bosch, Boticelli, Brueghel, Dürer, Arcimboldo, Piranese, Goya, Füssli, Blake, Callot, Odilon Redon, Kubin, Dali, Magritte, Ernst, Picabia…), d’œuvres et de motifs (grotesques, antimondes, abîmes, perspectives détournées, fantaisies macabres, débordements maniéristes ou surréalistes). La qualité de Werner Hofmann est d’établir des passerelles – parfois surprenantes – entre les artistes en quête d’une réalité autre. La partie la plus intéressante de son ouvrage demeure celle traitant du XIXe siècle en Europe. A côté, le XXe siècle semble un peu expédié et moins convainquant. Il n’en reste pas moins que ce livre ambitieux est précieux à tous les sens du terme et que ceux qui n’y verraient qu’un ornement de table basse auraient bien tort de ne pas l’ouvrir. Lire la suite

Des nuages à l’amande amère, en lisant Aris Alexandrou

Τα σύννεφα
Τα σύννεφα διαβαίνουν χαμηλά
τόσο πού κ’ένα χάγκελο νάτανε σπασμένο
θα πµορούσες να άπλωνες το χέρι και ν’άγγιξεις
Τη διαβατική
                     θηλύτητά τους.

Les nuages
Les nuages passent aussi bas
qu’une grille brisée
on pourrait tendre la main et toucher
leur féminité
                    éphémère.

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Tout feu, tout flamme. Pauline Kael et le cinéma

Passionnel, explosif, engagé. Ainsi peut-on qualifier le rapport de Pauline Kael au cinéma. La preuve avec ces deux volumes de chroniques sur le septième art américain et européen. Une somme critique mordante, fustigeant l’intellectualisme compassé. Ou l’anti-Cahiers du cinéma.

Son nom ne dira rien au public hexagonal. Mais aux États-Unis, Pauline Kael (1919-2001) est connue pour avoir été l’une des figures de proue de la critique cinématographique, exerçant ses talents dans Vogue, Mademoiselle, Film Quaterly ou encore Sight & Sound, avant de tenir une rubrique incontournable au New Yorker, de 1967 à 1991.

Reconnaissable à ses attaques frontales qui n’avaient d’égal que ses louanges dithyrambiques, elle fut une critique intransigeante comme en témoignent ces deux recueils, Chroniques américaines et Chroniques européennes, couvrant le cinéma de part et d’autre le l’Atlantique sur près de trente ans. On y trouve tout entières l’intelligence et l’écriture au scalpel de la « spectatrice agitée », selon l’expression de Gilles Jacob, sollicité pour la préface.

Car, dans les salles obscures, Pauline Kael ne tenait pas en place et faisait profiter les autres de ses réactions enflammées. De même, dans ses textes, si vivants, elle exprimait haut et fort les impressions que telle ou telle œuvre lui avait laissé. Jamais elle n’a cédé à la facilité ou ne s’est réfugiée dans la tiédeur des propos largement partagés, qui n’est que le paravent du conformisme, du compromis et du politiquement correct. N’ayant de cesse d’exercer son jugement librement, elle était capable de déconstruire le succès présupposé d’un film en analysant point par point ses faiblesses, comme de s’enthousiasmer pour certains cinéastes – défendant par exemple les jeunes Scorsese, De Palma et Coppola – voire de les porter aux nues, à l’instar de Godard, « le seul réalisateur à maintenir en vie le septième art ». Aveuglée, Pauline Kael ? En un sens, si l’on pense que la création artistique doit toucher au cœur pour avoir quelque valeur. Pourtant, elle fit son métier avec autant d’énergie de que de tendresse, autant de conviction que d’interrogations. Chez elle, pas de jugement hâtif, pas de réponse toute faite ou définitive. Au contraire, ses Chroniques offrent luxe de détails et d’arguments qui donnent à voir, entendre, comprendre le contexte d’une époque et son reflet au cinéma, en l’occurrence la Nouvelle Vague française et italienne des années 1960 et le Nouvel Hollywood des années 1970.

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Louise Nevelson, architecte des ombres

Rien de plus immatériel et insaisissable que l’ombre, qui par essence est portée, déposée sur un plan, une surface qui lui sont étrangers. Lui donner corps semble une gageure digne de celles infligées aux héros antiques. Or, telle a été l’ambition de l’artiste américaine d’origine ukrainienne, Louise Nevelson (1900-1988). Mais avec elle, la figuration de l’ombre prend forme, se matérialisant en une structure organique à part entière. Ses sculptures partent de notions élémentaires, vitales, contradictoires, comme la lumière et l’obscurité, le jour et la nuit, la terre et la mer, le temps et l’espace, l’ordre et la magie. Elles se composent de débris d’objets intégrés dans un cadre géométrique déterminé qui ne laisse pas de place au hasard. Influencée aussi bien par l’art du Mexique et de l’Amérique centrale que par la danse, le cirque, les primitifs, les cubistes, les surréalistes, Louise Nevelson avait l’art d’envelopper ses œuvres de mysticisme et l’audace de ne créer, disait-elle, que pour elle-même. C’était son « univers de réalité », son « festin ».

« Je n’ai jamais accepté ce que l’on appelle réalité. Cette réalité n’est qu’une convention changeante qui d’une époque à l’autre peut devenir irréalité. »

 

« La vie est un mystère – c’est un miracle aussi – et c’est pourquoi l’art existe. L’art est création – non sans danger. »

 

« Je me suis mise au travail, auquel j’ai donné, pour le neutraliser, une seule couleur. »

  •  Louise Nevelson, Centre national d’art contemporain (CNAC) et Weber, 1974. Ouvrage édité à l’occasion de l’exposition du 9 avril au 13 mai 1974.