Le livre choc de Florence Aubenas : six mois dans la peau d’une femme de ménage

Pendant six mois, dans le plus grand secret, Florence Aubenas a vécu la vie d’une travailleuse précaire à Caen. Avant la parution de son livre document Le Quai de Ouistreham, aux éditions de l’Olivier, Le Nouvel Observateur en publie cette semaine les bonnes feuilles. Une façon pour l’hebdomadaire d’illustrer la maxime de Camus, qui a inspiré son directeur, Denis Olivennes : « Le journalisme doit combattre l’injustice par la vérité. »

Dans Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas, journaliste au Nouvel Observateur, raconte son immersion volontaire dans la précarité sociale. Sans en parler à sa rédaction, elle avait prétexté prendre un congé sabbatique pour écrire. Au Maroc, pensait-on. La réalité était tout autre. Sa destination, Caen, beaucoup moins exotique. Son but : quitter toutes ses attaches, passer sous silence son statut de reporter en Afghanistan, au Rwanda et en Irak où elle fut otage, et ne garder que son nom pour se fondre dans le monde marginal mais bien réel des travailleurs précaires. Entendez par là, tous ceux qui enchaînent des petits boulots, des CDD, des intérims, des contrats d’apprentissage, des temps partiels non choisis. Ils représentent environ 5 à 6 millions de travailleurs. Le plus souvent, on ne les voit pas, ou plutôt, on feint de les ignorer, on baisse les yeux et on détourne la tête sur leur passage. Florence Aubenas, elle, a choisi non seulement de les côtoyer mais d’en faire partie. Pendant six mois du moins. Et de témoigner pour mettre au jour leur sort inacceptable.

Résultat : pas de scoop mais une fresque sociale sans misérabilisme, à la fois modeste et ambitieuse. Inscription au chômage avec pour seul bagage déclaré un baccalauréat, fréquentation du Pôle Emploi, petits contrats (dont femme de ménage dans les WC à bord du ferry pour l’Angleterre), horaires hachés, décalés, fatigue, humiliation, résignation, lutte, solidarité… Florence Aubenas a tout vécu, tout ressenti. Elle s’est frottée au quotidien pénible et usant de la nouvelle classe ouvrière. Celle de la France de tout en bas qui, comme Marilou travaille en CDI de 6 h 30 à 8 h 30, dans une grande surface avant l’ouverture et le soir, de 18 h 45 à 20 heures, pour nettoyer les bureaux chez Youpi-Métal. Un monde à part, « où le travail est rare et les nuits brèves, l’exploitation maximale et la solidarité active. Où les lieux de rencontre sont le Pôle emploi et l’hypermarché local ». On croirait voir les pires tableaux de Zola, Dickens ou Jack London au siècle dernier.

Par son travail d’investigation, Florence Aubenas apporte une réponse terriblement plus concrète qu’un discours officiel à la question fondamentale en ces temps de crise : comment vit-on aujourd’hui en France avec un revenu inférieur au Smic – voire pas de revenu du tout ? Son enquête en donne un aperçu poignant, détaillé. Et rappelle, comme elle le précise elle-même, que « le journalisme se doit de rendre compte d’un monde multiple, de parler de choses qui ne « représentent » rien, au sens propre du terme ».

EXTRAITS

« Tout le monde m’avait mise en garde. Si tu tombes sur une petite annonce pour un boulot sur le ferry-boat à Ouistreham, fais attention. N’y va pas. Ne réponds pas. N’y pense même pas. Oublie-la. Parmi ceux que j’ai rencontrés, personne n’a travaillé là-bas, mais tous en disent la même chose : cette place-là est pire que tout, pire que dans les boîtes de bâtiment turques qui te payent encore plus mal qu’en Turquie et parfois même jamais ; pire que les ostréiculteurs, qui te font attendre des heures entre les marées avant d’aller secouer les poches en mer par n’importe quel temps ; pire que dans le maraîchage, qui te casse le dos pour des endives ou des carottes ; pire que les grottes souterraines de Fleury, ces anciennes carrières de pierre, puis abris antiaériens pendant la guerre, devenues aujourd’hui des champignonnières, qui te laissent en morceaux au bout d’un après-midi de travail. Pour les pommes, on en bave aussi, mais la saison commence plus tard. Ces boulots-là, c’est le bagne et la galère réunis. Mais tous valent mieux que le ferry d’Ouistreham.
[…]
C’est exactement à ce moment-là que les deux petites lignes sont apparues sur mon écran : « Société de nettoyage à Ouistreham cherche employé(e)s pour travailler sur les ferrys. Débutant accepté. » La voilà, la fameuse petite annonce. J’appelle immédiatement, c’est irrésistible. Il faut se présenter le jour suivant, à 9h30, au siège de l’entreprise, quai Charcot à Ouistreham, avec papiers d’identité et photo en couleur. Le lendemain, un ciel blanc a tout enveloppé, pas tout à fait du brouillard, plutôt une brume légère comme de la gaze, qui semble assourdir tous les bruits et dont s’échappe de temps en temps un petit bateau ou un cycliste. Le quai Charcot, à Ouistreham, longe le canal qui vient de Caen, jusqu’à l’endroit où il se jette dans la Manche. Les locaux de l’entreprise sont plantés là, un peu en amont du large.
[…]
Nous sommes cinq nouveaux embauchés ce jour-là, à l’embarcadère. Arriver jusqu’au ferry est un nouveau périple. Il faut pénétrer dans la zone sous douane en montrant un badge avec une photo, fourni par la société. Parfois, des vigiles sortent de la guérite et s’accroupissent pour ausculter les essieux ou les habitacles, en parlant de trafics et de clandestins.
Nous nous postons devant un bâtiment composé d’une petite salle nue flanquée de deux toilettes. Nous attendons l’autocar de la compagnie qui nous conduira jusqu’au ferry. La distance entre les deux ne doit pas excéder 700 mètres, mais il est interdit de les effectuer à pied. Entre l’attente, le trajet en car, l’attente à nouveau avant de grimper à bord, il faut compter une bonne demi-heure supplémentaire.
[…]
L’heure de travail dure une seconde et une éternité. En signant les feuilles de présence, je distingue enfin les visages autour de moi. Il y a le monde entier sur le ferry, des belles, des moches, des demi-clochardes, des mères de famille, des petites paysannes, des créatures ou des top models. Mais on se côtoie, on se bouscule, dans une sorte de fraternité, que lissent le port de l’uniforme et la dureté de la tâche.
Une jeune fille ravissante, avec un piercing posé comme une mouche au bord de la lèvre, me demande sur quelle vacation j’ai été embauchée. « Le soir », je réponds. Elle paraît considérer que c’est une chance. Elle me dit : « Tu verras, il y a une autre ambiance. L’après-midi a quelque chose de morbide, mais ça passe. Le matin est vraiment horrible. La seule chose drôle, c’est de voir les vieilles pas maquillées. »
Je reconduis Marilou en voiture, pour fêter notre nouvel attelage. Elle a déjà deux boulots, dans le ménage, en CDD, et elle précise : « Bien sûr. » Il y a celui du matin, son préféré, pour lequel elle voudrait « décrocher le CDI ».
Elle en énumère les qualités : « Le chef est gentil. Il n’y a pas trop à faire. On n’a personne sur le dos. » C’est de 6h30 à 8h30, dans une grande surface avant l’ouverture. Le soir, de 18h45 à 20 heures, elle nettoie des bureaux chez Youpi-Métal. Son supérieur l’a convoquée l’autre jour. »
© Le Quai de Ouistreham, Editions de l’Olivier (2010)

  • Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, éditions de l’Olivier. Parution le 18 février 2010.

3 Responses to Le livre choc de Florence Aubenas : six mois dans la peau d’une femme de ménage

  1. alain says:

    Florence Aubenas est une grande dame.

  2. Christian Bourguet says:

    « On croirait voir les pires tableaux de Zola, Dickens ou Jack London au siècle dernier. » Pourquoi ce « on croirait » ! C’EST comme cela, et même souvent bien pire. Ce « on croirait » laisse planer le doute!
    Aveuglement sur notre complicité ?
    Un seul commentaire???!!! Cela aussi est éloquent.
    J’ai acheté « Le » livre. J’en suis à la page 129.
    Je pense aussi que Mme Florence Aubenas est une grande dame, une belle âme, elle a gagné toute mon admiration.
    Mme Florence Aubenas met son élan créateur au service de l’humain et ce avec humilité.
    Merci à elle.

    • mabooklist says:

      Pour répondre à votre question passionnée : j’ai écrit ce billet à partir des bonnes feuilles du « Quai de Ouistreham » parues dans le « Nouvel Observateur », quelques jours avant la sortie en librairie du livre de Florence Aubenas. J’ai donc pris des précautions d’usage élémentaires. Par ailleurs, cette comparaison est relative car anachronique. Mais je pense que le reste de mes propos est suffisamment parlant et explicite pour ne pas laisser « planer de doute » quant à la cruelle réalité sociale relatée par F. Aubenas. Sur l’aveuglement : c’est justement tout l’enjeu de ce livre que de nous montrer les « invisibles » de la précarité et de mettre un coup de projecteur sur leur situation, loin d’être si marginale. La complicité se joue à d’autres niveaux.

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