La noire odyssée du Caravage

Retour sur Le Caravage à l’occasion du 400e anniversaire de sa mort

Du grand artiste lombard, qui vécut à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles, on ne sait pas grand-chose. Dominique Fernandez, spécialiste de l’Italie, a profité de cette brèche historiographique pour éclairer de son point de vue romanesque un destin tumultueux, qui a donné lieu à un tissu de légendes. La Course à l’abîme, biographie romancée et haletante parue en 2002, expose ainsi les coulisses fantasmées d’un peintre définitivement maudit.

 David avec la tête de Goliath, 1610, Rome, Galerie Borghèse

L’autre Michel-Ange italien, Michelangelo Merisi da Caravaggio, a été longtemps l’objet de malentendus. De son vivant, déjà, il attisait les jalousies, s’attirant les calomnies les plus basses. Ses biographes contemporains (Giovanni Baglione, Giulio Mancini, Giovan Pietro Bellori) l’ont décrit de manière plutôt négative, partisane ou ambiguë, et en partie infidèle à la réalité, si l’on en juge par leurs différentes versions des faits qui se contredisent souvent entre elles et dont certaines n’échappent à la malveillance dictée par la jalousie. Inculte, mécréant, d’origine humble, décadent, délinquant invétéré, à moitié fou, tels étaient les principales épithètes accolées alors à sa personne. L’oubli dans lequel il est tombé peu de temps après sa mort n’a rien arrangé à la compréhension de cet être plus complexe que le portrait réducteur qu’on a voulu faire de lui. Ce n’est qu’au XXe siècle que les spécialistes l’ont redécouvert, relisant son œuvre à la lumière de documents et de témoignages d’époque, balayant certaines idées reçues. Pour autant, le Caravage demeure une figure éminemment énigmatique.  

Dans l’article de son Dictionnaire amoureux de l’Italie lui étant consacré, Dominique Fernandez dresse les points aveugles de son existence, tant publique que privée1. Au lieu d’y voir un obstacle, l’écrivain trouve là le moyen de mieux cerner l’artiste, en s’appuyant sur ce qu’il a peint plutôt que sur ce qu’il a pu dire, penser ou faire, et dont nous n’avons, de toute façon, plus de traces.     

« L’ignorance où nous sommes de la vie de Caravage est une chance inappréciable pour nous. Tout ce que nous pouvons dire de lui ne peut être tiré que de l’examen de ses tableaux, qui se trouvent être extrêmement romanesques et révélateurs des goûts, des mœurs, des passions de son auteur. Un créateur se met tout entier dans ses œuvres, et c’est toujours une erreur que de vouloir interroger sa biographie pour le comprendre mieux. Avec Caravage, impossible de commettre cette erreur. Il n’a pas de biographie, il n’a pour preuves de son existence que ce qu’il a peint. Bienheureuses ténèbres, les mêmes qu’il a mises dans beaucoup de ses tableaux. En Italie, au pays de la lumière, c’est le peintre de l’obscurité. Dans son œuvre, pas un seul coin d’azur. Le chiaro oscuro, c’est lui qui l’a inventé. Inventé ? Je crois qu’il était au fond de lui-même, ce clair-obscur, cet enténèbrement du cœur et de l’âme torturés par des forces noires. »       

Reconstituer la vie du Caravage par son œuvre, tel est l’objectif que se fixe Dominique Fernandez, convaincu que celui-ci a d’abord peint ses tableaux et forcé ensuite la vie à les imiter, à leur obéir, transgressant l’ordre naturel des choses. Avec la liberté que lui autorise la forme romanesque, il choisit comme narrateur le peintre lui-même, le faisant parler à la première personne d’outre-tombe. Mais ce procédé littéraire ne supprime en rien toutes les ambiguïtés du personnage. Le livre est en effet placé dès son ouverture sous le signe du mystère (celui d’une mort non élucidée), avec cette phrase liminaire qui peut servir de fil conducteur à tout le récit :     

 « Ma mort n’ayant pas été moins mystérieuse que ma vie, l’énigme de ma destinée reste entière. »       

Il est vrai que la fin tragique du Caravage se prête à merveille à l’imagination d’un romancier. C’est d’elle dont est parti Dominique Fernandez pour remonter le cours d’une existence agitée et violente, marquée par la passion et l’autodestruction. Il imagine ainsi cinq hypothèses pouvant expliquer sa mort. La première, la fièvre provoquée par la malaria ; la seconde, le meurtre sur ordre par les émissaires maltais, ou sa variante, le meurtre déguisé ; la troisième, le meurtre dans la prison où le Caravage se serait délibérément rendu pour y attendre le décret de grâce du pape, prêt à être publié ; la quatrième, la vengeance ecclésiastique du clan espagnol ; la cinquième, enfin, la rixe avec un garçon qui aurait mal tournée. Fernandez retient cette dernière hypothèse pour expliquer la personnalité de son protagoniste qu’il cristallise sous la « pieuse et glorieuse réunion du héros et du martyr ». Il reprend donc le mythe romantique de l’artiste maudit, du « vagabond sans règle ni loi, de l’hérétique voué au vice innommable, du réprouvé qui appelle sur lui l’anathème, du factieux qui renie son propre cœur, enfin, pour le dire d’un mot, du sauvage qui vit dans l’anarchie de ses instincts, avide de fare sesso (faire sexe) quand l’occasion s’en
présente ».

Un Caravage désireux de ne devoir rien à personne, de n’exister que par ses tableaux, voilà ce que décrit Fernandez. Un peintre dont l’œuvre exprime des ses débuts la destinée de l’homme. Un enfant qui perd son père, assassiné (alors qu’il fut en réalité victime de la peste), à l’âge de six ans, et qui le vengera symboliquement, à la fin de sa vie, par le truchement d’un tableau magistral, La Décollation de saint Jean-Baptiste, considéré par beaucoup comme son tableau majeur, le seul à être signé de sa main dans le sang jailli du saint décapité. Un homosexuel nourri dans sa jeunesse par le mysticisme sensuel de Thérèse d’Avila et l’amour courtois de Chrétien de Troyes. Un révolutionnaire qui ne dessine pas et ne réalise qu’une fresque, qui hait le conformisme et les honneurs, qui ne s’embarrasse pas d’écrits théoriques ni d’écrits tout courts. Un grand travailleur qui peint vite. Mais aussi un jouisseur. Un homme continuellement travaillé par l’idée de la mort. Un homme en fuite à cause de ses provocations. Tout génie a ses faiblesses. Mais dans sa course éperdue et expiatoire vers l’abîme, le Caravage laissera un témoignage d’une lucidité empreinte d’angoisse : son testament d’artiste condamné. On veut sa tête, il l’offre sous les traits du Goliath tué par un David « aussi éloigné que possible du personnage biblique ».     

« Celui qu’il a tué, il le regarde avec une tendresse infinie ; on voit bien qu’il ne l’a pas tué par haine, mais par amour. Entre ces deux hommes, c’est une relation d’amour que j’ai peinte ; un amour qui ne peut s’accomplir que dans le crime et n’a d’autre issue que la mort. »     

NOTE       

1. « Quant à sa vie privée, elle est encore plus mystérieuse. Il n’a rien écrit, n’a laissé aucun journal, aucune lettre, aucun document de quelque sorte que ce soit. Sa peinture révèle un tempérament passionné, mais on n’a aucune idée sur l’identité ni même sur le sexe des personnes qu’il a aimées. La pruderie habituelle aux historiens de l’art a longtemps brouillé les cartes. Par exemple, notre connaissance de Caravage doit beaucoup aux recherches de Roberto Longhi, le grand érudit italien qui a organisé la première exposition de ses tableaux , en 1951, à Milan, révisé les attributions et multiplié les Studi caravaggeschi. Mais dès qu’il aborde les mœurs du peintre, une pudibonderie qui nous paraît aujourd’hui comique lui bouche les yeux. “Parmi les nombreuses bizarreries dont Bernard Bereneson a voulu gratifier Caravage, se trouve suggérée, avec la seule réserve d’un ‘peut-être’, celle de l’homosexualité. Passé la première réaction de dégoût, je me suis demandé, plus calmement, quelle origine pouvait avoir une si étrange allégation.” »   

 

  • Dominique Fernandez, La Course à l’abîme, Grasset, 2002. Disponible en poche, Le Livre de Poche, 2005.
  • Dominique Fernandez, article « Le Caravage », dans Dictionnaire amoureux de l’Italie, deux volumes, Plon, 2008.

3 Responses to La noire odyssée du Caravage

  1. Le peintre says:

    Merci de m’avoir appris des choses que j’ignorai sur cet admirable artiste peintre. Excellent article.
    amicalement
    Gilles

  2. Cacciato says:

    Bonjour,

    Ce message pour signaler un émission de France Culture sur Caravage :
    http://www.franceculture.com/emission-les-mardis-de-l-expo-le-caravage-mauvais-garcon-peintre-genial-2010-08-31.html

    Amicalement

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