Edgar Hilsenrath, tout sauf bienveillant

Cette fable grotesque et truculente d’un ex-nazi qui, pour sauver sa peau, se reconvertit en soldat du sionisme, s’impose comme l’exact contraire des Bienveillantes de Jonathan Littell. Irrésistible !

Étrange destin que celui du Barbier et le Nazi, reparu ce printemps aux éditions Attila, dans une nouvelle traduction française intégrale. Edgar Hilsenrath, Juif allemand rescapé des camps, aujourd’hui âgé de quatre-vingt quatre ans, en termine la rédaction à la fin des années soixante à New York, pour le compte d’un éditeur américain. Alors que le livre connaît un succès critique et commercial immédiat aux Etats-Unis, il faudra attendre 1977 (soit huit ans après sa parution) pour qu’il soit enfin publié en Allemagne et que Hilsenrath cesse d’être censuré dans son propre pays. Là, le retentissement du roman a le parfum du scandale : on le taxe de « cochonnerie », d’ « obscénité », de « pornographie ». Et pour cause, en s’attaquant à l’Holocauste sur le mode de la satire, aussi grinçante soit-elle, Hilsenrath ne pouvait qu’indigner les bonnes consciences repentantes de l’après-guerre. Il était en effet impensable pour la génération des enfants des bourreaux d’accepter qu’on ose traiter de l’Holocauste comme d’une farce. Le philosémitisme ambiant – un antisémitisme à l’envers selon Hilsenrath – ne le permettait pas.

En racontant l’incroyable itinéraire du génocidaire Max Shulz qui, de SS convaincu, passe au camp ennemi pour échapper aux représailles des vainqueurs, usurpant l’identité de son ami d’enfance qu’il a lui-même assassiné, le Juif Itzig Finkelstein, et finit par défendre avec non moins de conviction et de fanatisme la fondation de l’Etat d’Israël, Hilsenrath dépassait les bornes. Il contrevenait à la mesure, à la convenance, au bon goût, et plus encore à la morale. Son scénario baroque nourri d’humour noir, son style corrosif et politiquement incorrect, son héros aussi bien haïssable que pathétique allaient à l’encontre de la convention littéraire attachée à un sujet tel que la Shoah, habituellement évoqué avec componction. L’Allemagne le lui a longtemps reproché. Mais au fond, face à l’énormité de l’événement qui ne cesse de nous abasourdir, quel autre choix pour Hilsenrath que de prendre le parti des extrêmes ?

Le Nazi et le Barbier tire précisément sa force de ce radicalisme assumé. Le souffle provocateur qui domine le roman n’épargne rien ni personne, pas même Dieu appelé à la barre afin de répondre de son silence, dans une scène finale étourdissante. Le grotesque est omniprésent. La monstruosité aussi, au sens propre et figuré. Ainsi, les personnages, le plus souvent caricaturaux, donnent lieu à des descriptions hilarantes. La mère du héros, Minna la pute, ressemble à « un tonneau de bière monté sur échasses, des échasses qui (portent) ce corps énorme avec tout juste assez de dignité ». Max Schulz, lui, a des yeux de grenouilles et un nez crochu. Bien qu’aryen de pure souche, il est typé juif, tandis que son voisin juif, Iztig, est blond aux yeux bleux avec un nez droit. Bâtard, enfant violé et battu, adolescent martyriseur de rats, adulte tueur de masse, il a ce qu’on pourrait appeler un « lourd passif ». Mais là où un autre auteur aurait ratiociné sur les origines du mal, Hilsenrath ne s’embarrasse pas d’explications psychologisantes ou philosophiques. Il ne juge pas, se contente de montrer crûment les choses, en forçant le trait dans l’absurdité et le cynisme d’une histoire proprement ahurissante. L’atrocité des crimes contre l’humanité est expédiée par le héros qui remarque simplement : « Savez-vous comment on fait pour fusiller trente mille juif dans un petit bosquet ? Et savez-vous ce que ça signifie pour un non-fumeur ? C’est là que j’ai commencé à fumer. » Quant à ses états d’âme et la sincérité de sa reconversion, ils sont décrit avec une distanciation ironique qui rend impossible un verdict dans un sens ou dans l’autre.

Mené tambour battant, du point de vue d’un nazi devenu Juif et qui ne se départ jamais de cet état schizophrénique, ce récit réussit l’exploit de nous divertir tout en nous interrogeant sur la culpabilité, la rédemption, la lâcheté et la mémoire. Un texte salutaire.

« Ce que j’ai fait des dents en or ? Vendues, mon cher Itzig. Comme on dit, je les ai troquées. Max Schulz a légèrement réécrit son histoire. Un jeu d’enfant. Tu sais, c’est la mode en ce moment. Je veux dire : réécrire l’histoire. »

  • Edgar Hilsenrath, Le Nazi et le Barbier, Attila, 2010.

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