A cause d’un amour contrarié et perdu, un homme se met à collectionner les moindres objets que sa bien-aimée a possédés ou seulement effleurés. Il les expose dans un musée à valeur cathartique et anthropologique. Ce caractère compulsif fait immanquablement écho à Orhan Pamuk lui-même, l’auteur graphomane de ce livre cathédrale aux accents proustiens.
S’il y a un domaine que l’aimerait voir pur, c’est bien l’amour, qu’on rêve absolu, transcendant les classes, déjouant les mécanismes de la reproduction sociale. Car on a du mal à reconnaître que ce noble sentiment puisse être guidé par des intérêts rationnels, décelables par le premier anthropologue venu. C’est tout l’enjeu du dernier roman d’Orhan Pamuk, qui pose la question du choix amoureux et surjoue, sans peur du ridicule, la carte du mélodrame sirupeux – daté ? – sur fond de radiographie de la société stambouliote de 1975 aux années 2000.
Cette fresque éminemment romanesque respire le désenchantement. A la lecture des premières pages, on comprend que l’intrigue s’est achevée depuis longtemps et que son aura déceptive rejaillira sur les sept cents suivantes, sans exception. Pas de suspense donc, mais la lente révélation – au sens étymologique du terme – d’un passé cristallisé sous la forme de souvenirs concrets et ordinaires : une masse hétéroclite d’objets ayant appartenu à la femme aimée et disparue. Kemal, le narrateur, revient sur sa passion pour Füsun, à laquelle il dédie un musée qu’il nomme le « Musée de l’Innocence », innocence propre à l’amour absolu, détaché du monde extérieur et des ses obstacles qui s’interposent entre deux êtres que séparent les conditions de classe. Quand il rencontre sa cousine éloignée, appartenant à la branche pauvre de sa famille, Kemal est un trentenaire à qui tout sourit. Directeur d’une société d’import-export, ce modèle parfait de la « jeunesse dorée » d’Istanbul s’apprête à se marier avec Sibel, belle et élégante jeune femme de retour d’Europe où elle a finit ses études. Tandis que leurs fastueuses fiançailles s’organisent, il noue avec Füsun une liaison qui occupe tous ses instants. Mais il n’ira pas jusqu’à rompre ses engagements, par peur du qu’en-dira-t’on et par conformisme, par facilité aussi. Füsun s’éloigne. Kemal qui n’a pas su choisir à temps entre elle et Sibel, connaît alors les douleurs de la perte dans les moindres replis de son âme. Rongé par la maladie de l’amour, il finira par tout avouer à Sibel, perdant son prestige aux yeux des siens, n’aura de cesse de retrouver son amante – qui s’est mariée entre-temps – et mènera pour cela une vie solitaire et chaste.
Le Musée de l’innocence est un roman d’apprentissage à l’envers. Son héros, comme dans une tragédie antique, s’est laissé piéger par son aveuglement et n’a pas su lire les signes quand ils se présentaient à lui. Il s’en rend compte trop tard, évidemment. Dès lors, son erreur initiale le pousse, dans une logique contraire, à observer les moindres signes que l’objet de son amour dissémine sur son chemin. Il devient un collectionneur obsessionnel, rassemble tous les objets que Füsun a touchés ou qui lui ont appartenu : un paire de boucles d’oreilles, un presse-papier, des mouchoirs, des mégots, un verre, une règle…
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