Froide mécanique : « La centrale » d’Elisabeth Filhol

Pour son premier roman, Elisabeth Filhol a pris comme objet d’étude les intérimaires de l’industrie nucléaire. Elle décrit de l’intérieur leurs conditions de travail et de vie, entre danger, précarité et fraternité. Un livre coup de poing. 

A quoi ressemble une centrale nucléaire ? L’image que l’on en a communément se résume le plus souvent à d’immenses tours blanches ou grises d’où s’échappent sans fin d’épaisses fumées. Des usines vues de loin ou à la télévision, point final. On n’en sait pas vraiment plus, on ne veut d’ailleurs pas en savoir beaucoup plus. Car ce lieu terriblement anxiogène met mal à l’aise. Un danger invisible et permanent l’enveloppe d’une chape de plomb, si bien que l’on préfère ne pas se pencher sur le sujet, qui fait suffisamment parler de lui lors des catastrophes. 

Ce n’est pas l’avis d’Elisabeth Filhol qui a décidé de consacrer à la centrale nucléaire tout un roman, son premier de surcroît. Sous sa plume, la centrale, jusqu’alors irréelle ou abstraite, apparaît avec une précision chirurgicale terrifiante.

 « Vu de l’extérieur, rien d’inquiétant. Les taches de vapeur s’élèvent au-dessus des tours réfrigérantes, et dans l’étalement des installations sur cent cinquante hectares, c’est un lieu paisible. Imposant mais paisible. Sous contrôle. A partir de là, de cette perception immédiate, on imagine le calme à l’intérieur, sur leur lieu de travail, des agents statutaires, sécurité et continuité de la production, soumis à aucune autre loi depuis l’origine. Trois agents en six mois. Et la question que tout le monde se pose, derrière un calme trompeur, l’emballement du système, et les hommes censés piloter la machine, maintenus sous pression artificiellement, qui se fissurent à leur tour, jusqu’où, quel est le point de rupture ? Des forces de cohésion du noyau, on ne sait pas grand-chose, mais on les met à l’épreuve, on en prend la mesure à ce moment-là, dans le bombardement des atomes au coeur du réacteur, l’exacte mesure d’une énergie de liaison quand le noyau se casse, une brèche s’est ouverte, un tabou est tombé par le geste d’un seul, et c’est la réaction en chaîne. » 

Saisissant tableau qui n’omet rien des risques du métier, des principes de précaution, des accidents. Mais aussi de la peur, du stress, des dérapages, de l’abandon, des suicides. Par un surprenant rapprochement, la main-d’œuvre est assimilée à son outil de travail, au réacteur. Comme lui, elle est susceptible de fission, d’explosion, toujours au bord de la rupture. Métaphore d’un système inhumain qui broie ses employés – les DATR (« directement affectés aux travaux sous rayonnements ») -, qui les envoie les uns après les autres au front : « Comme en première ligne à la sortie des tranchées, celui qui tombe est remplacé immédiatement. » 

Il y a une grande tension, doublée d’une colère sourde, qui parcourt tout le texte et va crescendo. Colère devant la puissance de cette industrie à part qui oppose son pouvoir de fascination à la fragilité d’individus en situation de précarité, qui pourvoit si facilement du travail par ces temps de crise économique, mais utilise les hommes comme de la « chair à neutrons ». Encore une image guerrière qui rappelle la « chair à canons ». En acceptant ce sale boulot (opérations de maintenance, de contrôle, de nettoyage), les hommes vendent leur corps et le quota d’irradiations qu’il peut recevoir sur une année. 

« Chair à neutrons. Viande à rem. On double l’effectif pour les trois semaines que dure un arrêt d’une tranche. Le rem, c’est l’ancienne unité dans l’ancien système. Aujourd’hui le sievert. Ce que chacun vient vendre, c’est ça, 20 millisieverts, la dose maximale d’irradiation autorisée sur douze mois glissants. Et les corps peuvent s’empiler en première ligne, il semble que la réserve soit inépuisable. » 

Le narrateur est l’un de ces techniciens de l’ombre (soudeurs, mécaniciens, électriciens, ouvriers non qualifiés), employés par des sociétés de sous-traitance, vite formés et interchangeables. Son récit, qui tient autant du documentaire que de la fiction, raconte son quotidien. Son principal souci : gérer sa dose d’irradiation pour rester dans le circuit, ne pas craquer, ne pas tomber malade. Continuer coûte que coûte à sillonner la France à la recherche d’un contrat saisonnier de plus, sur l’un des dix-neuf sites nucléaires (Tricastin, Blayais, Flamanville, Fessenheim, Chinon…). Mais nul n’est à l’abri d’un incident. Ainsi lors d’une intervention, le narrateur a ramassé une pièce qui n’aurait pas dû se trouver là et dépassé le seuil autorisé de sieverts. La scène est présentée par une reconstitution qui doit servir à améliorer la sécurité. La chronologie est morcelée, tout comme l’existence de ces intérimaires vivant dans des caravanes. Leurs seules attaches : leurs compagnons d’infortune avec lesquels ils forment une fratrie unie, solidaire devant une direction indifférente, et l’adrénaline qui, telle une drogue, les pousse à se mettre en danger. Leur vie est marquée par deux tentations contradictoires : d’un côté l’aventure (le nomadisme, la prise de risque), de l’autre le renoncement (la marginalité, l’exploitation). Autrement dit, bien peu de choses comparativement à l’ombre menaçante de Tchernobyl – le 25 avril 1986 – présente dans tous les esprits et évoquée, minute par minute, à la fin du livre.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un roman à thèse, d’une charge contre le nucléaire, ce roman s’inscrit véritablement dans la veine sociale. Ces itinérants des temps modernes rappellent les fermiers américains de la Grande Dépression décrits par John Steinbeck et Erskine Caldwell, ou les travailleurs de l’Ouest américain (cow-boys, mineurs, routiers…) photographiés par Richard Avedon (série In the American West, 1979-1984).

Dans le paysage littéraire français contemporain, rares sont les incursions dans la réalité ouvrière. Il y a François Bon (Sortie d’usine, Paysage fer, Daewoo) bien sûr, Aurélie Filippetti (Les derniers jours de la classe ouvrière), Gérard Mordillat (Notre part des ténèbres) et quelques autres. On peut maintenant ajouter à cette liste Elisabeth Filhol.

Précisons pour finir que ce livre n’est pas attachant. Est-ce le sujet angoissant ? Est-ce le style millimétré frisant l’hyperréalisme ? Est-ce la vision glaçante qu’il donne du monde du travail ? Il n’en reste pas moins que si sa lecture nous laisse dans un état de sidération sans nous procurer de réel plaisir, elle nous dévoile un monde totalement inconnu. Ce qui est déjà beaucoup.

Lire aussi : Catastrophe nucléaire, ce qu’en disait Günther Anders 
et : Catastrophe nucléaire : le vertige des chiffres, par Hiromi Hawakami

  • Elisabeth Filhol, La Centrale, editions P.O.L., 2010.

 Photo de Richard Avedon : « Roberto Lopez, ouvrier sur un gisement pétrolifère Lyons », Texas, 28 septembre 1980 (In the American West).

5 Responses to Froide mécanique : « La centrale » d’Elisabeth Filhol

  1. alain says:

    J’ai très envie de le lire…

    • mabooklist says:

      Je serais tentée de vous dire, Alain : à vos risques et périls ! Encore une fois, ce livre est très dérangeant. Mais en même temps captivant, car sur un sujet vraiment inattendu.

  2. M. says:

    C’est très bien !

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